The limits of control (2008) de Jim Jarmusch avec Isaach de Bankolé, Tilda Swinton, Bill Murray, John Hurt

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The limits of control fait partie de ces oeuvres qui déçoivent un peu lorsqu’on les découvre mais qui n’en finissent pas de trotter dans la tête et qui donnent envie d’y revenir.

Pour son dernier opus, Jarmusch tient la gageure de faire un film de près de deux heures sur du vide. Il n’est sans doute pas le premier à le faire et même les plus grands s’y sont collés (après tout, La mort aux trousses –tiens, un autre film qui débute dans un aéroport !- n’est-il pas juste un déploiement de mise en scène à partir de rien ?). Sauf qu’il pousse la radicalité jusqu’à refuser de donner la moindre information au spectateur avant le dernier quart d’heure. Contrairement au film d’Hitchcock, il n’y a pas de progression dramatique mais une sorte de surplace assez étonnant. Le héros taiseux du film (Isaach de Bankolé) traverse une Espagne devenue un plateau de jeu de l’Oie : chaque nouvelle rencontre représentant une case qui renvoie à une autre par un jeu d’indices dont on ignorera jusqu’au bout la signification (les petits bouts de papier cachés dans les boites d’allumettes sont avalés par Isaach de Bankolé une fois qu’il les a lus).

Jamais Jarmusch n’a été aussi proche de certains films de Rivette (le pont du nord, par exemple) : chaque étape du personnage permettant davantage à la mise en scène de se déployer en tant que telle plutôt que de faire progresser l’action.

Jarmusch tente d’ailleurs ici une synthèse de tout son cinéma : on retrouve à la fois le côté absurde et nonchalant de ses premières œuvres (les doubles expressos que commande le héros rappellent Coffee and cigarettes tandis que les rencontres insolites renvoient à Stranger than paradise et Down by law) et les apports de ses films plus récents (le trajet du personnage peut évoquer le voyage initiatique de Johnny Depp dans Dead man tandis que sa « profession » est une citation assez nette de Ghost dog : même façon de travailler « à l’ancienne » (« no mobiles »), même goût pour les arts martiaux et même quelques plans sur des pigeons…).

The limits of the control pourrait être vu comme un voyage à l’intérieur de son propre cinéma, ce que traduit parfaitement une mise en scène élégante (comme toujours !) qui épouse le point de vue d’un personnage toujours « spectateur » (là encore, comme dans Dead man). D’où ce jeu habile sur les surcadrages et cette volonté du cinéaste de montrer un homme toujours en train de regarder.

La limite du dispositif, qui est d’ailleurs celle du cinéma de Jarmusch lorsqu’il n’est pas au plus haut de sa forme, c’est celle de « l’exercice de style ». Force est de constater que le film patine un peu en son milieu et que ces saynètes absurdes, aussi joliment filmées soient-elles, s’avèrent parfois un peu répétitives ; le cinéaste se contentant souvent du minimum syndical : quelques objets jouant (des boites d’allumettes, un message avalé, des instruments de musique…) et une longue déambulation qui ne fait jamais progresser le récit.

Pourtant, lorsque arrive le dernier quart d’heure et que les choses s’éclaircissent (un peu !), le film devient beaucoup plus intéressant parce que le spectateur le reconstruit totalement. Sans dévoiler la seule « action » de The limit of control (qui n’est pas vraiment une « surprise » mais je me tairai quand même), on peut alors se laisser aller aux joies de l’interprétation.

Tout le jeu de pistes qu’effectue jusqu’alors Isaach de Bankolé ne semble avoir qu’un fil directeur perceptible : celui de l’Art. Il se rend au musée, décèle des indices dans des toiles de Juan Gris et Tapies (entre autres) et il sera également question de littérature (Rimbaud cités en ouverture,  Murger…), de musique (Schubert) et de cinéma (Welles et même un clin d’œil au complice Kaurismäki). L’Art devient un lien invisible qui permet au personnage (et par la même occasion, au cinéaste) de reconstruire un monde (à la frontière de l’onirisme, comme souvent chez Jarmusch : Cf. la sublime ouverture de Down by law) et d’offrir une alternative à opposer aux tenants du « réalisme » et de la modernité (d’où le dégoût de Bankolé pour les téléphones portables).

Opposition qu’on peut voir comme un manifeste à l’encontre des règles d’Hollywood (art de la dérive et de la pure contemplation contre scénarios en béton et efficacité narrative maximum) mais qui pourrait s’appliquer à tous les domaines de la vie.

D’une certaine manière, la « dérive » d’Isaach de Bankolé a quelque chose de « situationniste » puisqu’il s’agit au bout du compte de « réaliser l’Art » et de substituer au « principe de réalité » (Bill Murray représentant à lui seul toute l’horreur cravatée de ce monde retranché derrière sa technicité et son « efficacité ») un autre monde encore possible.

Que le personnage semble endosser un autre « rôle » à la fin du film ne fait que confirmer cette option « situationniste » d’une œuvre plus profonde qu’elle n’en a l’air.

Et si Jarmusch était le dernier des utopistes ?...

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