Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard (2009) d'Alain Fleischer


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Le passage le plus touchant des Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard réalisé par Alain Fleischer est sans doute celui où le cinéaste évoque des mathématiciens méconnus dont les travaux furent méprisés par leurs contemporains. Lorsque l’auteur d’A bout de souffle dit, au bord des larmes, « ce sont des frères » et que sa voix s’étrangle ; on réalise alors à quel point on connaît mal cet homme pourtant mondialement reconnu. Le sentiment que le cinéaste n’a jamais été aussi seul qu’aujourd’hui est d’autant plus frappant qu’il arrive à la fin d’un documentaire étrange, assez mal foutu, qui prétend donner la parole à Godard et qui ne fait, d’une certaine manière, que brouiller les pistes.

Pour le dire de façon un peu provocatrice (je vais nuancer par la suite), Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard a quelque chose d’un film de courtisans prêts à poignarder dans le dos leur idole. Peut-être que ce sentiment vient des affaires lamentables qui ont suivi la réalisation de ce film, Alain Fleischer accusant d’antisémitisme Godard dans un de ses livres tandis que Dominique Païni renchérira en affirmant que le cinéaste fait « une fixation antisémite sur Chantal Akerman ».

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Ces accusations idiotes témoignent d’une certaine manière de l’échec du film d’Alain Fleischer puisque ces questions (l’antisémitisme, Israël, le soutien à la cause palestinienne…) reviennent souvent dans les entretiens avec Godard et que celui-ci s’explique très clairement sur ses positions, n’hésitant d’ailleurs pas à reconnaître ce que certaines de ses analogies (du temps d’Ici et ailleurs) pouvaient avoir de maladroit. Qu’on ait pu alors l’accabler par la suite de ces accusations injustifiées prouvent qu’on ne l’a pas entendu ou que le film n’a pas su le montrer et l’entendre. Comme le cinéaste l’explique lui-même très bien, le film de Fleischer n’est pas du côté de « l’image » mais du côté du texte et ne semble chercher qu’à « coincer » Godard sur des propos non analysés et déjà disqualifiés d’avance.

C’est d’ailleurs assez frappant de voir la gêne qui semble gagner tous les interlocuteurs de Godard lorsqu’ils discutent avec lui (je mets à part Labarthe et Straub qui fut lui-même taxé d’antisémitisme). Tous semblent partagés entre une idolâtrie de bon aloi et une volonté de s’affirmer sur le dos de l’idole, si possible en la brisant.

Peut-être est-il temps d’évoquer les conditions de la réalisation de ce film. A l’origine, il s’agit d’une proposition de cours de Jean-Luc Godard au Collège de France que la prestigieuse institution déclina. L’auteur du Mépris eut alors le projet de réaliser une série de neuf films intitulés Collage(s) de France en collaboration avec le studio  national des Arts contemporains du Fresnoy. Collaboration devant donner lieu à de nombreux échanges, notamment ces fameuses visioconférences que Fleischer a regroupées sous le titre d’Ensemble et séparés- Sept rendez-vous avec Jean-Luc Godard.

Par la suite, l’idée des neufs films s’est transformée en un projet d’exposition au Centre Pompidou qui vit finalement le jour en 2006 sous le titre Voyage(s) en utopie mais sous une forme embryonnaire et après l’éviction de celui qui accompagna d’abord la démarche de Godard : Dominique Païni.

Le film de Fleischer retrace les diverses étapes de ces projets : rencontres à Rolle avec divers  interlocuteurs (Narboni, Païni…), rencontres avec les étudiants du Fresnoy, préparation de l’exposition au Centre Pompidou…

Comme je le disais plus haut, le film ne présente pas grand intérêt cinématographiquement parlant mais a le mérite de nous laisser entendre Godard. Et pour le coup, lorsqu’il s’exprime, c’est toujours passionnant et stimulant pour l’esprit.

Un des passages les plus intéressants pour comprendre l’état actuel de la réflexion de Godard sur le cinéma, c’est celui où il découvre et « critique » les installations réalisées par les étudiants de Fresnoy. Il reproche globalement à ces jeunes gens de privilégier une ingéniosité technique qui ne fait finalement « qu’illustrer » une idée. L’image ne sert finalement plus à rien, elle n’est alors qu’un « accessoire » puisque l’idée (le « scénario » pour le dire autrement) est déjà préétablie de manière autoritaire. Pour Godard, la caméra doit permettre de « voir ce qu’on ne peut pas voir », elle est cet instrument qui permet de se mesurer au Réel et de l’interroger. Il ne s’agit pas d’opposer arbitrairement la « vérité » de l’image au « totalitarisme » du texte comme certains de ses interlocuteurs (Frodon) feront semblant de le croire mais de militer pour une image « juste », laissant une place ouverte au doute et à la croyance, et s’opposant à la tyrannie des images inféodées à la certitude du texte (Godard lance quelques vacheries assez drôles sur des cinéastes comme Téchiné).

C’est d’ailleurs en distribuant des « bonus » et des « malus » à certaines images qu’il en a exaspéré plus d’un (notamment Chantal Akerman à qui il reproche d’avoir « surexposé la misère » dans D’Est en faisant mine d’être sobre) alors qu’il n’a finalement fait qu’un travail assez juste de critique. Il ne s’agit pas, comme on a pu le lire, de distribuer des bons et mauvais points mais de lancer des pistes de réflexion, de créer du débat.

 

Finalement, Godard est un joueur de tennis qui n’attend qu’une chose : un partenaire capable de lui retourner les balles. C’est ce sentiment qui domine dans Ensemble et séparés, série de sept vidéoconférences où Godard s’entretient avec des critiques et théoriciens du cinéma et même un historien de l’art (Jean-Claude Conesa).

L’appellation est d’ailleurs fallacieuse dans la mesure où l’intervention de Labarthe dure 6 minutes et que celle de Païni se limite à un exposé d’une cinquantaine de minutes. Quelque soit l’intérêt de cette conférence où Païni voyage à travers l’œuvre de Godard par le biais de la figure de « l’idiot » (ce qui n’est pas…idiot !), elle apparaît davantage comme un « bonus » à l’ensemble puisque Godard ne dit quasiment rien, sinon pour remettre en question le dispositif de liaison par Internet. Là encore, il dit assez justement qu’il n’y a pas de véritable débat puisque « l’image » (qui n’en est pas une, c’est pour cette raison qu’il veut faire le noir dans sa pièce) masque finalement la parole et n’apporte rien de plus. Ce n’est donc pas une « image juste » mais « juste une image » d’un cinéaste ne souhaitant désormais rien de plus que d’effacer son nom derrière son œuvre.

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Par la suite, l’intérêt des échanges viendra de la façon dont le partenaire sert les balles et les renvoie. Lorsque Conesa commence par énumérer les films qu’il a choisis pour la conversation, il part déjà sur de mauvaises bases puisque Godard affirme que ce sont pour deux d’entre eux (Une femme est une femme et Made in USA) les plus mauvais films de sa carrière ! Malgré un beau geste qui accrochera JLG (le moment où Conesa évoque la réponse de Proust à ses détracteurs), toute la conversation sera marquée par ce faux départ et l’échange ne sera guère passionnant dans la mesure où l’historien de l’art cherchera avant tout à plaquer du sens et de la théorie (sur la littéralité de ces films, sur la « déconstruction »…) sur des œuvres que Godard n’estime pas.

On sent qu’entre les deux, il n’y a pas véritablement de débat ni même d’échanges, ce qui sera aussi un peu le cas lorsqu’un Jean-Michel Frodon intimidé et un peu penaud se retrouvera en face de l’auteur de Je vous salue Marie. Godard évoque pas mal de choses (la question du personnage, du montage, du droit d’auteur…) mais, encore une fois, on ne sent pas de véritable échange. Juste un jeu de questions/réponses assez journalistique.

 

En revanche, ça se passe plutôt mieux avec Nicole Brenez, visiblement émue et intimidée d’être en face d’un auteur qu’elle admire mais qui s’en sort très bien en lui proposant de partir d’images, que ce soit celle de Godard lui-même (un Ciné-Tract de 68) ou d’autres plus rares. Lorsqu’elle lui présente un extrait d’un documentaire sur l’histoire du cinéma d’un canadien, elle parvient à piquer l’attention du « maître » qui, du coup, précise de manière assez lumineuse sa pensée sur le cinéma (pas une illustration –d’un scénario, d’une idée- mais une manière de s’ouvrir au Réel). Et puis, il y a ce moment où Nicole Brenez dit tout simplement que la première fois qu’elle a vu Dans le noir du temps, elle a pleuré (il est vrai que les quelques secondes du film présentées sont absolument sublimes !) C’est tout bête mais alors que la plupart des interlocuteurs de JLG s’empressent d’ensevelir ses films sous des tonnes de concepts théoriques et universitaires, Nicole Brenez nous rappelle justement qu’ils sont avant tout des œuvres d’Art qui touchent et nous bouleversent. Pour ma part, c’est sans doute la « visioconférence » qui m’a le plus touché même si celles où Godard retrouve ses vieux complices, Douchet et Narboni, sont sans doute plus denses et plus riches.

En confiance avec des « partenaires » (pour retrouver notre métaphore tennistique) qu’il connaît bien, le cinéaste développe des théories avec l’art unique de l’analogie, du montage fracassant et de l’aphorisme qu’on lui connaît qui s’avèrent assez passionnantes. Qu’il s’agisse de sa conception d’une image « triple » (regroupant la certitude, le doute et la croyance), de la notion de champ/contrechamp ou de la différence qu’il établit entre la géométrie et l’algèbre ; tous ses propos sont à la fois passionnants et stimulants pour l’esprit. On regrette juste que Narboni revienne une fois de plus à la charge et insiste un peu trop lourdement sur cette question d’Israël qui semble le travailler.

Une fois de plus, la forme n’a aucune importance : c’est la voix de Godard qui nous intéresse. Même si Fleischer tente, d’une certaine manière, de l’infléchir dans un sens qui est le sien ; cette voix résiste et c’est pour ça qu’elle est, plus que jamais, précieuse…


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(Article d'abord publié sur Kinok)

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