Dans le noir
Dancer in the dark (2000) de Lars Von Trier avec Björk, Catherine Deneuve, Jean-Marc Barr, Udo Kier
Lorsque Dancer in the dark est sorti en salles, je dois admettre que je n'ai pas été totalement convaincu. Pour moi, Lars Von Trier arrivait à un certain épuisement de son système et se contentait (avec brio, certes), de recycler les recettes qui firent le succès (mérité) du magnifique Breaking the waves.
Après trois longs-métrages fascinants mais extrêmement formalistes, le cinéaste redécouvrait les vertus d'un certain « dépouillement » et d'une émotion brute saisie caméra à l'épaule. On se souvient de la suite : l'édiction du « Dogme » et la réalisation des Idiots (très beau film), l'application de ses règles à sa magistrale série fantastique The Kingdom...
Dancer in the dark arrivait alors au bout de la lignée : pour Lars Von Trier, c'était la consécration d'un certain style (il obtint la Palme d'or à Cannes) mais les cinéphiles (j'en étais) commencèrent à rechigner un peu et à estimer que les ficelles de son cinéma, savant mélange de roublardise, de naïveté et de sincérité, finissaient par devenir de plus en plus apparentes.
Je n'avais pas revu ce film depuis sa sortie et maintenant que les passions se sont un peu apaisées (ce sont les dernières œuvres du cinéaste qui cristallisent désormais les débats!), je dois admettre que je m'étais trompé. Dancer in the dark est un très beau film qui emporte toutes les réticences par la puissance de l'émotion qu'il dégage. Les ficelles qui pourraient en faire un très mauvais tire-larmes (le sacrifice, l'abnégation d'une mère, l'innocence bafouée d'un personnage féminin un peu naïf par la cruauté du monde...) permettent à Lars Von Trier de s'inscrire dans le genre du mélodrame et de le réinventer de manière beaucoup plus subtile qu'il en a l'air.
Pour le dire de manière assez schématique et très rapide, je vois deux raisons principales à cette belle réussite. Tout d'abord, un mélange audacieux entre deux genres qui se marient finalement assez rarement : le mélodrame et la comédie musicale. Ce n'était pas totalement nouveau (Cf. Une étoile est née de Cukor) mais ce n'est pas si courant que ça sous cette forme. Car Dancer in the dark est avant tout une extraordinaire comédie musicale qui parvient à allier un certain classicisme et une véritable singularité. L'aspect classique du genre, c'est cette manière qu'a le cinéaste de passer d'un univers « réaliste », quotidien et pour tout dire, assez dur à un univers fantasmé, onirique et enchanté que représentent à merveilles les séquences musicales. Le passage d'un univers à un autre se fait de façon très classique. Dans Chantons sous la pluie, le numéro le plus célèbre du film débute par Gene Kelly qui se « cale » sur le rythme de la pluie et qui entonne le début de sa chanson grâce à cet élément « naturel ». Chez Lars Von Trier, c'est le même principe : les bruits d'une usine, des wagons d'un train ou du pas des prisonniers suffisent pour que le personnage de Selma pénètre dans un autre univers, plus coloré et chatoyant, et se projette dans un univers de comédie musicale. L'opposition entre ces deux univers est d'autant mieux mis en valeur qu'elle est la clé de voûte du drame qui est en train de se jouer : la jeune femme est en train de devenir aveugle et c'est parce qu'elle n'est plus capable de voir autour d'elle qu'elle se réfugie dans un univers fantasmé, idéalisé...
L'hommage au cinéma classique est donc totalement sincère (voir les belles scènes où Kathy et Selma vont au cinéma et où cette amie commente l'action qu'elle ne peut pas voir se dérouler sur l'écran). Mais plutôt que de nous proposer un ersatz pas très intéressant (dans le style du médiocre Chicago), le cinéaste renouvelle le genre à la fois par la singularité des chansons interprétées par Björk (elles sont formidables) et par une mise en scène extraordinairement inventive. On se souvient que les médias avaient mis en avant la prouesse technique de ces chorégraphies filmées avec une centaine de caméras mais au-delà de cet aspect purement « technique », on est sidéré par le souffle et l'ampleur de ces moments musicaux. Si le découpage est haché, il n'est pas illisible et la séquence au bord de la voie ferrée est un splendide moment d'anthologie.
La deuxième raison, c'est la puissance émotionnelle du récit qui vient, là encore, de la mise en scène. Parce que si les ficelles sont assez visibles, Lars Von Trier sait emporter la mise grâce à sa manière de saisir l'émotion sur les visages de ses personnages qui font soudainement vaciller les certitudes. Pour prendre un seul exemple, le flic Bill qui fait tout basculer avait tout pour être le salopard intégral. Or quand arrive le moment fatidique du crime, il apparaît aussi avec ses faiblesses, sa honte (de ce qu'il vient de faire) et paraît tout démuni. Bref, en un instant, le cinéaste est parvenu à rendre une caricature humaine et le spectateur ne se sent pas « manipulé » au mauvais sens du terme.
Cette humanité bouleversante, elle passe surtout sur le visage de Björk, révélation étonnante et interprète géniale de Selma ; qui rappelle bien évidemment l'inoubliable performance d'Emily Watson dans Breaking the waves.
Là encore, les situations mélodramatiques qui pourraient paraître un peu outrées sur le papier passent formidablement à l'écran parce que l'énergie de Lars Von Trier emporte tout et que son regard empreint d'empathie est tout simplement juste. Ce qu'un tâcheron quelconque aurait transformé en tire-larmes infect, le cinéaste en fait un drame bouleversant que j'ai été heureux de redécouvrir...