La ville des fantômes II (2008) de Gérard Courant

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Après Promenade dans les lieux de mon enfance dijonnaise, Burgundia II, Illuminations et A travers l’univers, j’avoue avoir eu quelques réticences avant de regarder un nouveau « film de ville » de Gérard Courant. Réticences accentuées par le fait que le cinéaste déambule ici dans les rues de Paris qui ne me sont pas familières (même si je connais le Louvre et l’île de la Cité, par exemple) comme peuvent l’être celles de Dijon. Par ailleurs, ce film tourné avec un portable et diffusé en images inversées (l’effet « négatif ») s’avère plus long que les autres œuvres citées (2heures 02).

Et pourtant, la magie opère et pour peu qu’on accepte le parti pris radical de Courant (ne s’intéresser qu’aux lieux et faire d’une longue flânerie à travers la ville un film), La ville des fantômes II devient vite hypnotique et fascinant. Disons-le d’emblée, les superbes mélodies et chansons d’Elisa Point ne sont pas pour rien dans le pouvoir de fascination qu’exerce l’œuvre. Ses textes mélancoliques s’accordent parfaitement avec la trivialité de ces images (quoi de plus banale qu’une rue filmée avec un portable ? Alain Paucard a raison d’écrire qu’ « un téléphone portable nokia, ce n’est plus du cinéma, mais le principe du cinéma ») et la beauté irréelle que Courant parvient à leur conférer (un plan sur les reflets de l’eau se change soudain en toile impressionniste tandis que le Forum des Halles et son grouillement nous plonge dans un véritable film de science-fiction).

« Principe du cinéma », donc. Avec son téléphone portable, Courant renoue avec la leçon des frères Lumière : filmer le monde tel qu’il est et tel qu’il nous entoure. Il n’y aura pas d’arrivée d’un train en gare de la Ciotat mais celle du funiculaire en haut de la butte Montmartre et celle du métro à la station Oberkampf. Nous déambulerons également du côté du Parc Montsouris, du canal Saint-Martin ; traverserons des lieux (les Halles) « infestés d’hommes » (pour reprendre en partie le titre d’un livre de Marcel Moreau) ou d’autres beaucoup moins touristiques (la gare d’Austerlitz). Cinéma primitif, sans doute ; mais cinéma qui parvient néanmoins à enregistrer une certaine vérité de notre époque.

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Dans le très beau documentaire qu’Eric Rohmer a consacré à Louis et Auguste Lumière, il y a un passage où Henri Langlois explique merveilleusement comment les deux frères et leurs opérateurs parvinrent à saisir la « philosophie de l’époque ». C’est pour cette raison, dit-il, qu’on pense à Renoir ou à Proust lorsqu’on voit une petite fille sur les Champs-Élysées dans une de leurs vues. J’ai repensé à cette explication lorsque Courant filme sur un mur de Montmartre un tract (déchiré et taggué mais peu importe) de… Marc-Edouard Nabe. Et je me suis demandé pourquoi aucun autre cinéaste n’avait pensé à filmer cela auparavant. Ce n’est pourtant pas rien que l’un des meilleurs écrivains français aujourd’hui soit sans éditeur et qu’il imagina, à un moment donné (avant l’édition « sauvage » par Internet), de publier ses textes sous forme de tracts affichés directement dans la rue. Le temps de quelques secondes dans un film, Courant a enregistré ce moment avant de filmer, un peu après, un dessin au pochoir de Miss Tic sur un autre mur.

A sa manière, La ville des fantômes II parvient à saisir quelque chose de l’époque comme le faisaient les frères Lumière. En extrapolant un peu, on pourra voir dans ces silhouettes fantomatiques qui traversent le film les exacts contemporains des paumés de Michel Houellebecq (« Je traverse la ville dont je n’attends plus rien/ Au milieu d’être humains toujours renouvelés/ Je le connais par cœur, ce métro aérien ; / Il s’écoule des jours sans que je puisse parler. ») ou des zombies de Romero.

Encore une fois, le film frappe par son côté sombre et mélancolique. L’image en négatif donne le sentiment d’un univers incroyablement dépeuplé, alors même que nous sommes parfois au cœur de la foule. Mais cette humanité n’est désormais plus qu’une présence ectoplasmique, des formes lumineuses qui s’agitent en vain.

Vision misanthropique ? Pas vraiment. Juste le regard d’un cinéaste cherchant à sauvegarder quelques traces d’un monde allant à sa perte (j’aime beaucoup ces moments où les enseignes de magasins –le très beau Passage du désir- ou les graffitis semblent redonner un peu de sens à cet univers, même si ces mots clamés au regard de tous redoublent la mélancolie du propos) et dont il ne restera un jour plus rien…

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