Dernier voyage
True Grit (2010) d’Ethan et Joel Coen avec Jeff Bridges, Matt Damon, Josh Brolin
Il y a tout lieu de se réjouir que les frères Coen aient retrouvé leur rythme de croisière et de constater qu’après une inquiétante baisse de régime (à l’époque de Ladykillers et d’Intolérable cruauté), ils soient revenus très en forme pour aligner trois grands films en quelques années (No country for old men, A serious man et ce True Grit).
Remake de Cent dollars pour un shérif (dont je n’ai plus aucun souvenir même si c’est un film qui a bercé mon enfance), western tardif d’Henry Hathaway ; True Grit permet aux cinéastes de revisiter le genre et de le dépoussiérer à leur manière.
Mattie, une adolescente de 14 ans, décide de venger la mort de son père en engageant un marshal vieillissant sans foi ni loi (Cogburn) pour qu’il poursuive le meurtrier. A ce duo improbable va venir se greffer un troisième homme, Leboeuf, un « Texas ranger » qui court après le même homme mais pour un motif différent (il a assassiné un sénateur).
Comment refaire un western en 2010 et redonner vie à ce genre exsangue dont la mort a été annoncée des centaines de fois? Les frère Coen visent moins un embaumement formel (à la manière d’un Sergio Leone) qu’un véritable travail de « greffe » de nouveaux corps sur un genre tombé en désuétude. Ce n’est sans doute pas un hasard s’ils ont choisi de refaire un western tardif plutôt qu’un véritable « classique » : il ne s’agit pas de redonner vie à des mythes mais plutôt d’en proposer une interprétation « contemporaine ».
S’il faut toujours faire un détour du côté de Barton Fink lorsqu’on évoque leurs derniers opus, c’est que ce film apparaît bel et bien comme un pivot dans l’œuvre des frères Coen. Tout leur cinéma est hanté par l’angoisse de la « page blanche » et l’idée qu’ils arrivent trop tard, après l’âge d’or d’Hollywood et des grands genres. Il s’agit alors pour eux de se confronter aux genres classiques (le film noir : Blood simple, Miller’s crossing, Fargo.. ; la comédie : Le grand saut, The big lebowski…) et de les faire revivre grâce à des corps singuliers (femme enceinte, héros velléitaires et dépassés par les évènements sans parler de l’incroyable galerie d’hilarants crétins qui peuplent le cinéma des Coen).
On retrouve cette dimension dans True Grit qui met en scène une gamine incroyablement débrouillarde et impertinente (voir la scène très drôle où elle négocie avec un marchand filou) qui ira jusqu’au bout pour venger son père. A ces côtés, on retrouve l’inoubliable « Dude » de The big Lebowski, à savoir Jeff Bridges qui compose un génialissime Cogburn. Affublé d’un bandeau noir sur l’œil, le vieux marshal alcoolique représente à la fois le déclin de cet Ouest mythique dont la légende fut édifiée par Hollywood et une sorte de père de substitution pour la petite Mattie dont l’épopée prend des allures de quête initiatique. Truculent, grossier, crado et volontiers cabotin : l’acteur s’en donne à cœur joie et permet aux Coen de créer, à partir de ce corps singulier, un véritable personnage de cinéma. Pour le compléter, il y a Leboeuf incarné par Matt Damon (lui aussi très convaincant).
Il se joue dans ce duo quelque chose qui rappelle L’homme qui tua Liberty Valance, à savoir l’opposition entre deux conceptions de la Loi : celui qui croit à la justice du revolver (le marshal Cogburn finit par avouer le temps d’un procès très drôle qu’il a tué 23 personnes en état de « légitime défense ») et celui qui représente la justice « officielle » et veut ramener le criminel au Texas pour qu’il y soit jugé et pendu. Mais c’est moins la question de la Loi qui intéresse les frères Coen que celle du Mal qui revient une nouvelle fois sur le tapis.
Là encore, il faut citer une séquence très belle où les trois personnages discutent du Mal « en soi » et du Mal relatif qui dépend des mœurs et des usages. Quelque chose a changé dans la vision de l’Amérique depuis les grandes oppositions clairement définies du cinéma classique et la notion d’absurde chère aux Coen (Cf. A serious man) refait surface ici puisqu’ils montrent qu’entre la motivation de Mattie qui veut « sa » vengeance et celle de Leboeuf ou de Cogburn, le résultat est finalement le même (la mort d’un homme). Où se situe dès lors la justice et quel poids a-t-elle face au Mal qui ronge les sociétés humaines ?
True Grit emprunte donc les chemins de la fable initiatique crépusculaire (une voix-off prend en charge le récit au début du film et laisse entendre qu’il s’agit d’une histoire lointaine et que le temps a filé depuis). La première partie est très « classique » et permet aux cinéastes de présenter les personnages et les enjeux dramatiques de leur film. Lorsque Mattie franchit la rivière et part avec les deux hommes à la recherche du meurtrier, le cadre s’élargit et l’on retrouve le souffle épique du western à l’ancienne (les magnifiques plans d’ensemble sur les grands espaces de l’Arkansas), mais un souffle sapé par l’ironie et le sens de l’absurde des cinéastes.
Quant aux derniers quart d’heure, que je ne révèlerai pas, il est tout simplement somptueux ; révélant pour le coup la dimension de « fable » du film en lui imprimant une dimension mélancolique poignante.
Pour les frères Coen, True Grit a des allures de dernier voyage : une manière de parcourir à nouveau l’espace mythique du western pour aboutir à la conclusion de l’extrême relativité de la « justice » humaine face au Mal intrinsèque et sur le caractère éphémère d’une existence bordée par un fort sentiment d’absurde…