Deux icônes des années 70 : Garrel et Schroeter
Philippe Garrel par Gérard Courant : 3 DVD (Éditions L'Harmattan)
1- Philippe Garrel à Digne (premier voyage) (1975)/ Philippe Garrel à Digne (second voyage) (1979)
2- Passions (Entretien avec Philippe Garrel 1) (1982)/ Attention poésie (Entretien avec Philippe Garrel 2)(1982)
3- L'art, c'est se perdre dans les châteaux du rêve (Entretien avec Philippe Garrel 3) (1982)/ L'œuvre d'art est utile car elle protège notre liberté (Entretien avec Philippe Garrel 4) (1982)
Werner Schroeter par Gérard Courant : 2 DVD (Éditions L'Harmattan)
1- Petite intrusion dans l'univers incandescent de Werner Schroeter (2010)/ In memoriam Daniel Schmid Werner Schroeter (2010)
2- Vivre à Naples et mourir (1978) / Il faut le sauver ! (1980)
Lorsque j'ai écrit ma première note sur un film de Gérard Courant (il y a déjà trois ans !), j'ignorais que le cinéaste était toujours en activité et que son œuvre était aussi importante. Dans mon esprit, il était associé à jamais à la série Cinématon dont je n'avais vu que des extraits de certains des portraits les plus célèbres (Bonnaire, Godard...) et j'avais en tête un ou deux titres autrefois recensés par La Saison cinématographique (Cœur bleu, par exemple).
Or il me semble qu'en trois années, les choses ont bien changé. Si Gérard Courant continue de vadrouiller autour du monde (de Pise à Dubaï en passant par Buenos-Aires), il me semble qu'on parle un peu plus de lui. Des intégrales Cinématon ont eu lieu ces dernières années (à New-York et...Chalon sur Saône !), un bon nombre de ses films est désormais visible sur sa chaîne You Tube et la presse s'intéresse à nouveau à lui (un portrait dans Libération et quatre pages qui lui sont consacrées dans le dernier So Film). Et pour couronner le tout, les éditions L'Harmattan entreprennent un imposant travail d'édition de ses œuvres en DVD. Il n'y a donc plus d'excuses valables aujourd'hui pour ignorer ce cinéaste singulier.
La ligne éditoriale est ici de regrouper tous les films que Gérard Courant a consacrés à des personnalités importantes du cinéma : il sera aujourd'hui question de Schroeter et Garrel mais sont également sortis des « carnets filmés » dédiés à Luc Moullet, Joseph Morder et Vincent Nordon.
A la fin de Il faut le sauver ! (entretien précieux avec Werner Schroeter au moment de la présentation de Palermo qui venait d'obtenir l'Ours d'or à Berlin), Gérard Courant demande au cinéaste allemand s'il accepterait de se prêter au jeu de son Cinématon. Schroeter semble accepter de bonne grâce mais pour des raisons que j'ignore (le manque de temps, sans doute), ce film ne se fera malheureusement jamais. Et d'une certaine manière, on peut dire que si les Carnets filmés du cinéaste sont le prolongement de Cinématon par d'autres moyens, c'est tout simplement parce qu'ils lui permettent de garder malgré tout une trace des personnalités qu'il a côtoyées (il a, par exemple, beaucoup filmé Moullet qui n'a pourtant jamais tourné son Cinématon).
Sauf que si la série phare de l'œuvre de Courant est muette, la plupart des documents présentés ici sont...sans images ! Il s'agit de bandes-son que Courant a enregistrées lors de débats cinéphiles à Digne (avec Garrel : voir ici et là) ou d'entretiens privés. L'interview fleuve de Garrel (en quatre parties, plus de 7 heures de discussions !) a été réalisé en vue de la rédaction d'un livre tandis qu'il croisa Schroeter à Cannes en 1978 au moment de la présentation du Règne de Naples (voir ma critique de Vivre à Naples et mourir).
Cette absence d'images ne signifie pas absence de style et Courant nous propose une succession de documents (photos, extraits de films ou de ses propres œuvres : Cinématon de Godard, de Garrel, etc.) qui illustrent parfaitement les propos que nous sommes en train d'écouter. Le tout sur des images décomposées au ralenti de feux d'artifice.
Inutile, me semble-t-il, de revenir une fois de plus sur l'incroyable valeur archivistique de ces entretiens à brûle-pourpoint avec deux cinéastes poètes des années 70. Garrel revient avec extrêmement de précision sur sa carrière jusqu'à L'enfant secret, expliquant comment il a tourné chacun de ses films (y compris avec une caméra à manivelle pour Le bleu des origines), ses relations avec les comédiens (très beaux passages où le cinéaste parle de Jean Seberg ou des facilités à tourner avec son père Maurice Garrel) et la manière dont il a pu s'inscrire dans une économie de cinéma marginale.
Quand il quitte le domaine du cinéma et de les terres son œuvre, Garrel se montre plus hasardeux et parfois assez naïf (son goût pour Michel Rocard fait, rétrospectivement, sourire). De la même manière, lorsqu'il compare la situation des artistes dans les années 70 à celle des juifs dans les années de guerre et qu'il voit l'arrivée des socialistes au pouvoir comme une « libération », on se dit qu'il ne possède pas toujours le sens de la mesure.
Mais qu'importe ! Garrel est captivant lorsqu'il explique comment il s'est retrouvé à tourner Anémone pour la télévision ou les aléas du tournage de La cicatrice intérieure (tourné dans plusieurs pays).
Autre cinéaste-poète, Schroeter évoque son amour pour l'opéra et en profite pour cracher sur « les films opéras » à la Don Giovanni de Losey. De la même manière, il se montre très sévère pour Buffet froid et Alien dans Il faut le sauver !
Dans un supplément passionnant (Jean Douchet analyse Deux de Werner Schroeter à la Cinémathèque française), le critique Jean Douchet dit que « Fassbinder, c'est le réalisme allemand » alors que « Werner, c'est la poésie et la philosophie allemandes" ». Cette dimension « poétique » est sans doute ce qui relie le plus clairement les œuvres de Schroeter et Garrel. Et c'est bien évidemment dans ce courant que se reconnaît et veut s'inscrire Gérard Courant.
Lorsque Garrel parle des cinéastes, il emploie souvent le pronom « nous », identifiant volontiers son parcours à celui des jeunes gens de sa génération (Akerman, Jacquot, Doillon, Schroeter...) à qui il consacrera d'ailleurs un documentaire (le très beau Les ministères de l'art).
Cette idée d'appartenance à une génération (celle qui vint après la Nouvelle Vague et qui commença à faire des films encore plus tôt que les aînés : rappelons que Garrel a tourné son premier court-métrage à 16 ans !) semble fasciner Courant qui a débuté un peu plus tard mais qui, finalement, a à peu près le même âge (Garrel n'a que trois ans de plus que lui). Il s'agit donc de fixer pour la postérité les « faits d'armes » de cette génération et « d'imprimer la légende ».
Parallèlement à ces documents « bruts » d'une valeur inestimable (je ne m'étends guère plus longuement, ayant déjà eu l'occasion de parler de certains d'entre eux), Gérard Courant poursuit son travail d'archivage et érige encore aujourd'hui un véritable « tombeau » à cette génération lyrique et flamboyante.
Côté Garrel, il retrouve Zouzou le temps d'un Carnet filmé en 2005 (Zouzou à Saint-Denis) où la comédienne évoque Mai 68 et son travail avec Rohmer et Garrel d'abord devant des spectateurs de cinéma, puis en « privé » le temps d'un repas d'après-projection.
Côté Schroeter, Gérard Courant filme in-extenso une émission de radio dont il était l'invité (Petite intrusion dans l'univers incandescent de Werner Schroeter) mais le résultat est un peu décevant dans la mesure où l'animatrice se livre à un monologue permanent et ne laisse que trop rarement s'exprimer le cinéaste.
J'ai déjà évoqué ce beau document que représente In memoriam Daniel Schmid Werner Schroeter où Courant parvient à enregistrer les témoignages poignants d'Ingrid Caven, Bulle Ogier et Isabelle Huppert.
Mais le supplément le plus émouvant est sans conteste cet extrait de Werner et Nenad (2009) où Courant parvient enfin à capturer ce qu'il demandait à Schroeter en 1980 : son visage. A l'occasion de Rencontres cinématographiques, le cinéaste s'est vu offrir une carte blanche et a présenté un documentaire sur les vétérans du Vietnam (Winter soldier). Fatigué et vieilli, le cinéaste allemand présente le film et revient ensuite en parler avec Carole Bouquet, visiblement marquée par le film. Il ne s'agit de presque rien : une vingtaine de minutes où Schroeter et sa comédienne parle cinéma, fiction, documentaire et de la guerre. Mais c'est pourtant un moment unique.
C'était le boulot d'un cinéaste d'être là pour immortaliser ces instants : Courant l'a fait...