Du journal intime au cinéma
Le journal de David Holzman (1967) de Jim McBride avec LM.Kit Carson
Joseph Morder nous a fait le plaisir de venir présenter hier soir Le journal de David Holzman. Et après avoir découvert ce premier long-métrage de Jim McBride, on comprend très bien ce qui a pu séduire le réalisateur de Mémoires d'un juif tropical dans ce faux journal intime filmé avec qui il partage une prédilection pour les mêmes thèmes. Lorsque David Holzman se fait larguer par sa petite amie Penny parce qu'il n'arrête pas de la filmer, on pense au magnifique et méconnu Romamor où Morder montre comment la caméra devient la cause d'un malentendu au cœur d'un couple et provoque, en quelque sorte, sa rupture. Cette idée très belle qu'à filmer la vie dans ce qu'elle a de plus intime on risque de ne plus la vivre, on la retrouve dans le film de McBride. Et je dois avouer que c'est lorsqu'il se concentre sur la manière dont les liens entre David et Penny se délitent que le cinéaste touche au plus juste. D'un côté, cette forme du « journal intime » (bien entendu, il s'agit d'un « faux ») permet de pénétrer au cœur même de la liaison amoureuse et d'offrir une proximité avec l'être aimé totalement inédite (très belle série de plans où le cinéaste filme sa compagne nue en train de dormir). De l'autre, la caméra devient un véritable instrument de torture et érige une série d'obstacles qui finit par rendre leur relation impossible.
De manière très habile et ironique, Jim McBride dénonce l'illusion de ce qu'on a appelé le « cinéma-vérité » Même s'il respecte Godard (n'oublions pas que c'est à ce cinéaste que l'on doit le médiocre remake américain d'A bout de souffle avec Richard Gere et Valerie Kaprisky), il s'amuse à citer sa célèbre phrase (« le cinéma, c'est la vérité 24 fois par seconde ») pour montrer strictement l'inverse. David Holzman, qui vient d'être appelé pour partir à la guerre (du Vietnam), pense qu'en consignant minutieusement tous les événements de son quotidien sur pellicule il parviendra à saisir la Réalité du monde. Or on le sait depuis les grands documentaires fondateurs de l'histoire du cinéma (Terre sans pain de Buñuel, Nanouk l'esquimau de Flaherty...), le Réel ne peut advenir que par une construction, par une mise en scène (même les documentaristes les moins « interventionnistes » du monde comme Wiseman ou Depardon construisent leurs films au montage). Inversement, dès qu'une personne se sait filmée, elle se transforme immédiatement en « acteur » et n'agit pas de manière « naturelle ». David Holzman en fait le triste constat lorsqu'il confie à la caméra qu'il aimerait saisir un petit geste de Penny qui, pour lui, la représente entièrement mais qu'elle ne pourra jamais jouer devant un objectif.
S'il fallait faire un petit reproche au film de McBride, outre qu'il a pris un petit coup de vieux à une époque où le spectateur est quand même plus sensibilisé aux questions du vrai et du faux, du Réel et du virtuel ; c'est qu'il se complaît parfois un peu dans une posture d'exercice de style théorique (voir l'intervention de l'agent de Penny qui exprime avec les mots ce que le film montre avec ses images). Du coup, le dispositif paraît parfois un peu répétitif, notamment lors de ces longs monologues de David face caméra, en plan fixe.
A côté de ça, il y a de très beaux moments contemplatifs (ces beaux travellings sur les façades des immeubles new-yorkais) et des trouvailles plastiques intéressantes (la soirée télévisée dont il cherche à retrouver l'essence en présentant une version accélérée et qui annonce, en quelque sorte, les « compressions » de Gérard Courant).
Mais ce qui m'a touché le plus, c'est finalement ce thème du cinéaste-voyeur qui, à force de regarder la vie derrière son œilleton, finit par ne plus la vivre (Holzman est aussi un cinéphile qui ne vit que par les images des autres : voir les affiches qui ornent ses murs et ses citations de Godard, Minnelli, Visconti...). Que ce soit lorsqu'il filme les fenêtres de l'immeuble d'en face (plus qu'à Hitchcock, j'ai pensé à un film presque contemporain de celui-ci : le Hi, Mom ! de Brian de Palma) ou lorsqu'il suit une inconnue croisée dans le métro ; McBride montre le côté « névrotique » qu'il peut y avoir à filmer sans arrêt. La caméra n'est plus alors un instrument permettant de révéler le Réel mais une manière de réifier les individus, de les asservir à la dictature de l'image.
L'intérêt du Journal de David Holzman est de montrer l'impasse esthétique et théorique du « cinéma -vérité ». D'un autre côté, il ouvre également la voie de toute une série d’œuvre qui se nourriront au carburant de l'intime pour en faire des œuvre d'art (Morder, Courant, Lehman...).
Ça n'est donc pas une œuvre à négliger...