En attendant le pire (suite)
Le cheval de Turin (2011) de Béla Tarr avec János Derzsi, Erika Bók
Même s’il faut se méfier a priori des déclarations intempestives des cinéastes, Le cheval de Turin serait le dernier film de Béla Tarr. Difficile pour moi de juger cet opus à l’aune de son œuvre passée puisque c’est le premier titre du cinéaste qu’il m’est donné de voir.
Sur le papier, ce film crépusculaire et désespéré, relève presque de la caricature. En effet, quel cinéphile n’a jamais été raillé en raison de son penchant supposé pour d’obscures œuvres hongroises presque muettes de 2h30 en noir et blanc ?
Or cette fois, c’est bien de cela qu’il s’agit et il faut même ajouter qu’il n’y a pratiquement que deux personnages à l’écran, qu’ils se nourrissent, à l’instar des porcs et des gauchistes, exclusivement de patates (une par repas !) et qu’il est question de la fin du monde (comme dans Melancholia et Take shelter).
C’est sous les auspices bienveillants de Nietzsche que débute un récit minimaliste peu enclin aux tétanisations crispées des zygomatiques. Une voix-off nous conte la manière dont le philosophe aurait sombré dans la folie après avoir vu un cocher violemment battre son cheval qui refusait d’avancer. C’est alors qu’apparaît le cocher et son cheval qu’on suppose être ceux de l’anecdote (mais rien n’est moins sûr). Le temps d’un interminable (mais magnifique) travelling latéral, il rentre chez lui, dans une ferme isolée où il vit seul avec sa fille. Pendant 2h30, Béla Tarr va nous faire partager le quotidien aride de ces deux êtres quasiment mutiques. Seul un vent perpétuel et quelques évènements dramatiques (un puits qui s’assèche mystérieusement) vont faire planer une menace apocalyptique qui plongera la fin du film dans une obscurité définitive.
S’il n’est jamais question directement de Nietzsche dans Le cheval de Turin, son ombre ne cesse de planer sur l’œuvre, notamment lorsqu’un vagabond débarque au mitan du film et se lance dans une grande tirade sur la mort de Dieu et la disparition de la notion même de Bien et de Mal.
Puisque les Cieux sont vides, Béla Tarr n’a plus alors qu’à filmer la catastrophe advenir et à se murer dans un nihilisme assez désespérant. Si le moment où des nomades approchent de la ferme et viennent se servir d’eau au puits reste l’une des plus belles séquences, c’est sans doute parce que le cinéaste parvient à allier son indécrottable pessimisme (les hordes de barbares qui s’introduisent dans les foyers pour piller) à une sorte de minuscule étincelle d’espoir. En effet, l’un des nomades « remercie » la fille pour l’eau en lui caressant fugitivement la joue. Le geste est discret, filmé de loin mais il est d’autant plus poignant…
Comme chez Bresson (Au hasard Balthasar), l’animal devient le miroir et le réceptacle de toute la barbarie humaine. Barbarie qui peut néanmoins être rachetée par de petits gestes de compassion et d’amour …
Si le propos du film peut toucher, il y a cependant quelque chose qui ne convainc pas totalement dans Le cheval de Turin. La tentation est grande de le ranger lapidairement sous l’étiquette « beau mais chiant » souvent accolée au cinéma d’auteur des pays de l’Est. Si l’on essaye de voir au-delà de ce cliché, on constatera que le film est effectivement d’une indéniable beauté. Nul doute que Bela Tarr est un grand cinéaste et il témoigne ici d’une virtuosité assez sidérante pour composer ses plans-séquences comme de véritables eaux-fortes. Tout est magnifique : le cadre, la photographie charbonneuse, ces longs travellings hypnotiques qui font ressentir de manière assez intense la matière, le vent, le froid, les éléments…
A côté de ça, il faut aussi reconnaître que le cinéaste hongrois se laisse prendre au piège d’une certaine monumentalité. A force de tout miser sur la sacro-sainte mise en scène, le film dérive vers une espèce de formalisme assez caractéristique d’un certain cinéma d’auteur européen (dont feu Angelopoulos fut l’un des représentants les plus lourdauds à la fin de sa carrière mais que l’on retrouve également chez des gens comme Haneke dans son imbuvable Ruban blanc, chez McQueen (Hunger) ou Mungiu (4 mois, 3 semaines et 2 jours).
On entre dans ce cinéma comme on pénètre dans une cathédrale : tout est splendide mais un peu trop monumental et « écrasant ». Même si Béla Tarr parvient à éviter l’asphyxie (sans doute à cause de la trame minimaliste de son récit), on se demande parfois si certains plans qui durent, certains travellings qui s’éternisent n’ont pas qu’une seule fonction picturale. Si cette recherche absolue de beauté n’est pas condamnable en soi (il ne manquerait plus que ça !), on se dit aussi que chez des cinéastes comme Bergman ou Tarkovski, chaque plan à un intérêt, une fonction précise et une intensité particulière.
Chez Béla Tarr, certains plans nous paraissent un peu creux, un peu vides. Et comme certains sont très, très lents, on aura compris que la fascination que produit le film est intermittente.
Un plat de pommes de terre, même filmé comme une nature morte très picturale, ça reste un plat de pommes de terre !