Esthétique de la vanne
Intouchables (2011) d’Éric Toledano et Olivier Nakache avec François Cluzet, Omar Sy
Difficile de juger un film comme Intouchables, deuxième plus gros succès français de tous les temps au box-office, en arrivant comme moi après la bataille. Face à un tel triomphe, il convient de se défaire de ses préjugés (difficile de ne pas en avoir!) et d'éviter les deux attitudes de rigueur dans ces cas là : soit s'interdire tout jugement critique et se rallier au large consensus qui s'est établi autour du film, soit, au contraire, le condamner d'avance et opter pour un mépris condescendant pour ce type de phénomène de société.
Qu'importe mon jugement, finalement, face à Intouchables puisque la seule question qui semble importer est de savoir ce qui a permis au film de rallier, à un moment donné, tous les suffrages populaires.
Sans que cela soit forcément péjoratif, il convient d'emblée de dire que le film de Toledano et Nakache est un film de « recettes ». Il repose sur le schéma inusable du duo comique que tout sépare et qui finit par s'entendre en dépit de ses différences. Le modèle incontesté dans le genre, c'est Francis Veber qui, du scénario de L'emmerdeur à la réalisation de sa fameuse trilogie Pierre Richard/ Gérard Depardieu La chèvre, Les compères et Les fugitifs, est parvenu à donner une grande vitalité au « film de potes » français.
Inutile de revenir sur l'argument d'Intouchables que tout le monde connaît : la confrontation a lieu entre un millionnaire tétraplégique et son aide à domicile noir. Ce qui a sans doute séduit le grand public dans ce scénario assez téléphoné, c'est qu'il permet un large mouvement de réconciliation : le riche et le pauvre, le blanc et le noir, l'handicapé et le valide, les jeunes et les vieux (Driss vient aussi en aide à la fille de Philippe), la haute culture bourgeoise et la culture de la cité... Si le côté « conte de fées » du film n'est pas désagréable, il constitue aussi une de ses limites. Tout cela manque singulièrement de cruauté, de cette « méchanceté » qui fait aussi le sel des grandes comédies.
Mais le principal défaut du film vient, à mon sens, de ce que l'on pourrait appeler son « esthétique de la vanne ». Je m'explique. Les grandes comédies reposent, à mon sens, sur deux éléments principaux : à la fois une écriture rigoureuse (des situations, des dialogues enlevés, une mécanique narrative parfaitement huilée) et un sens du tempo que doit parvenir à imposer la mise en scène. Or Intouchables est assez faible d'un point de vue dramaturgique. Son humour ne repose que sur la vanne tendance « Canal + » (le handicap est traité à la rigolade mais sans réelle cruauté, à la différence des merveilleuses comédies noires de Marco Ferreri, par exemple). Comme la mise en scène est d'une totale platitude (avec cette irritante manie de vouloir faire riche en agrémentant la comédie d'un peu « d'action », à l'instar de la poursuite en voiture de la ridicule première séquence), seules quelques répliques parviennent à faire mouche.
Prenons l'exemple de la scène où Omar Sy rase la barbe de François Cluzet : on sourit devant les facéties des deux acteurs mais la manière dont les cinéastes réalisent ce passage (en jump-cut) fait qu'on pourrait très bien l'imaginer comme un petit sketch autonome ou même comme des chutes qu'ils auraient compilé dans une espèce de bêtisier. Les cinéastes ne cherchent pas à construire un véritable récit avec des situations comiques élaborées mais à accumuler les scènes de joutes verbales entre les deux principaux protagonistes. La plupart du temps, ils se marrent entre eux alors que le secret des grandes comédies est le grand sérieux que doivent conserver les personnages (jamais Gérard Depardieu ne rit aux maladresses de Pierre Richard !)
Ces réserves posées, le film n'est pas désagréable et s'avère quand même supérieur aux horreurs sans nom qui ont triomphé ces dernières années au box-office de la comédie à la française (de Brice de Nice à Bienvenue chez les ch'tis en passant par Les choristes ou les étrons de Michael Youn). Je parlais plus haut d'une accumulation de « vannes » : si elles constituent la limite de l’œuvre, il faut aussi reconnaître que certaines de ces répliques sont assez drôles.
D'autre part, le duo d'acteurs fonctionne très bien. François Cluzet reste relativement sobre dans un rôle où il aurait pu en faire des tonnes et il arrive même à être touchant. Quant à Omar Sy, il s'acquitte avec beaucoup d'enthousiasme et de talent de ce rôle de « bon nègre rigolo » (car les auteurs se croient obligés de se raccrocher à la réalité et de préciser qu'il est devenu « chef d'entreprise » pour qu'il soit enfin « respectable »). Son air ahuri lorsqu'il découvre un opéra où un comédien, grimé en arbre, chante en allemand est assez irrésistible. Certes, le film est très démagogique lorsqu'il s'agit de railler la « haute culture » (que ce soit l'art contemporain ou la musique classique) mais, après tout, les ressorts de la comédie fonctionnent aussi sur la caricature.
Difficile, au bout du compte, d'écrire qu' Intouchables est une « bonne comédie » puisque ses meilleurs moments relèvent surtout de la « stand up comedy » (en bon français!). Mais pour quelques bons moments et deux comédiens inspirés, le film peut faire passer un dimanche soir sans ennui...