Et la vie continue...
Le fleuve (1951) de Jean Renoir avec Nora Swinburne, Arthur Shields, Patricia Walters, Adrienne Corri (Editions Carlotta)
En découvrant Le fleuve (c'est effectivement la première fois que je voyais ce grand classique de l'histoire du cinéma), je dois admettre que j'ai repensé à ce que j'écrivais en introduction à ma critique de Deep End. Autant le film de Skolimowski m'a bouleversé, autant celui de Renoir m'a intéressé mais m'a laissé relativement froid, même si je reconnais volontiers que c'est un très grand film. On lui attribuera volontiers cette étiquette de « chef-d’œuvre » tout en avouant qu'il ne nous touche pas plus que cela.
Soyons honnête cependant : il n'y a pas dans Le fleuve ce côté « monumental » qui va de pair avec certains « classiques » du 7ème art (je pense en particulier à Eisenstein). Au contraire, le film développe une narration assez originale et fort « moderne » pour le début des années 50.
Mais revenons aux bases : Le fleuve est une adaptation de l'écrivain Rumer Godden (à qui l'on doit Le narcisse noir). Connaissant alors une certaine disgrâce à Hollywood, le cinéaste est parti tourner son film en Inde avec des acteurs inconnus. Ça sera également son premier film en couleurs (avant ces sommets que seront Le carrosse d'or et French cancan).
Pour résumer très succinctement l'intrigue, nous dirons qu'il s'agit d'une chronique de la vie quotidienne en Inde chez des expatriés britanniques. L'arrivée du capitaine John, blessé à la guerre, va semer le trouble dans le cœur de trois adolescentes : Valérie la rousse, son amie Harriet et Mélanie, jeune indienne née de père anglais.
Le film débute comme un drame romantique à la Karen Blixen avec une voix-off (celle d'Harriet, en l’occurrence) qui prend en charge le récit. Mais contrairement à ce que l'on aurait pu penser, Renoir ne va pas emprunter les chemins du romanesque échevelé ou du mélodrame flamboyant. Au contraire, il va tout faire pour freiner les excès sentimentaux induits par le sujet de l'intrigue et tirer son film vers quelque chose de beaucoup plus dédramatisé et apaisé. Il y aura pourtant de la violence dans Le fleuve (et même une scène assez traumatisante de mort d'enfant) mais elle sera comme intégrée dans un ensemble plus vaste et cosmique.
En s'intéressant à l'Inde et à sa culture (de nombreuses scènes présentent le travail quotidien des autochtones), le cinéaste acquiert une sorte de sérénité et se laisse gagner par un certain panthéisme. Malgré les douleurs (de la plus risible, ces amourettes de petites filles qui se prennent déjà pour de grandes passionnées, à la plus dure -la perte d'un fils-), les personnages finissent tous par se réconcilier avec le monde et sa marche imperturbable.
Le plus intéressant dans ce film, c'est la manière dont il parvient à rompre avec la narration classique du cinéma (il y a très peu d'action, de rebondissements et même de « progression dramatique ») pour quelque chose de plus circulaire. C'est moins le récit qui importe qu'une manière de composer avec la vie, les éléments (ce fleuve comme image de l'univers, charriant les passions tout en restant « indifférent » à celles-ci), la nature, la lumière et nous offrir une sorte de poème discrètement élégiaque.
Tous les événements qui adviennent semblent s'inscrire dans un mouvement supérieur sur lequel les actions humaines n'ont que peu d'impact. Mais c'est en relativisant les choses, en les acceptant, en les remettant dans le contexte de ce mouvement plus vaste que nos héroïnes parviendront à grandir et à quitter l'enfance.
Ce qui touche le plus dans le film de Renoir, c'est peut-être cette discrète mélancolie de ce passage entre l'enfance et le monde adulte. Si les passions de ces petites écervelées nous touchent peu, c'est sans doute qu'elles paraissent trop jeunes, trop immatures pour que l'on voit autre chose dans leurs histoires que des caprices de petites filles trop gâtées. En revanche, l'émotion est plus forte lorsque Renoir parvient à nous montrer la manière dont elles perdent quelque chose de leur enfance et comment les épreuves qu'elles doivent subir les placent au cœur même de la vie.
Il y a quelque chose de Rousseau chez le cinéaste, notamment dans ce léger pessimisme que l'on ressent chez lui à l'égard des hommes, de leurs tabous et leur prétendue « civilisation ». Pour lui, il y a une fraîcheur et une bonté chez l'enfant (pour ma part, je n'y crois pas du tout!) qui s'accordent parfaitement avec « l'innocence » intrinsèque du monde (même si dans ce monde cohabite le merveilleux -l'eau, la nature, le soleil, etc.- et le Mal absolu personnifié par ce cobra meurtrier). C'est avec la civilisation que tout se gâte et qu'arrivent l'esprit de prédation, la guerre (John y a laissé une jambe) et les horreurs.
Mais encore une fois c'est le mouvement même de la vie que le cinéaste semble vouloir fixer sur la pellicule, au-delà des folies et des passions humaines. Il le fait en réussissant un mélange d'images composites, oscillant entre le « documentaire » et les toiles impressionnistes de son père Auguste. Le caractère hybride du film ne tient pas seulement à la nature de ses images mais également à la narration qui bride le romanesque, joue de la digression (cet étonnant passage où se trouve figuré un récit qu'invente Harriet et qui se termine par un très beau numéro dansé) et invente une « durée » cinématographique assez inédite à l'écran (quelque chose comme un « présent circulaire »).
Cela fait donc de nombreuses raisons de voir (ou revoir) ce grand film qui, par ailleurs, nous est présenté ici par la maison Carlotta dans une copie restaurée absolument splendide, rendant parfaitement hommage au Technicolor utilisé par Renoir.