Vous n'avez encore rien vu (2012) d'Alain Resnais avec Pierre Arditi, Sabine Azéma, Anne Consigny, Lambert Wilson, Mathieu Amalric, Michel Piccoli, Anny Duperey, Hippolyte Girardot, Denis Podalydès, Michel Vuillermoz, Michel Robin.

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Certains critiques ont reproché à Alain Resnais d'avoir adapté deux pièces surannées et plutôt médiocres de Jean Anouilh (Eurydice et Cher Antoine ou l'amour raté). Mais à bien y regarder, Mélo d'après Bernstein n'était pas plus réussie et le film est néanmoins un chef-d’œuvre. De la même manière, les textes de Duras et Robbe-Grillet ont beau être insupportables, Resnais en a tiré des œuvres magistrales (Hiroshima mon amour et L'année dernière à Marienbad). On pourrait continuer longuement l'inventaire (honnêtement, il y a très peu d'excellentes chansons dans On connaît la chanson et c'est pourtant une pure merveille) parce que, comme toujours chez Resnais, ce n'est pas le matériau de base qui importe mais la façon dont il arrive à transformer le plomb en or.

 

Serge Daney l'avait bien dit : le cinéaste n'a rien d'un « intellectuel » mais se rapproche davantage du « petit chimiste » qui s'amuse avec le caractère hétérogène du cinéma en allant piocher ses inspirations un peu partout : la littérature, le théâtre, la musique (L'amour à mort), la science (Mon oncle d'Amérique), la chanson, la BD (I want to go home) ou encore l'opérette (Pas sur la bouche).

Avec Vous n'avez encore rien vu, il part d'un dispositif théâtral assez sophistiqué (il entremêle deux pièces, fait jouer à ses comédiens une pièce qui défile également sur un écran, offre les rôles d'Orphée et d'Eurydice à quatre comédiens...) pour réinventer le cinéma par la grâce d'une mise en scène prodigieuse.

L'argument de départ est désormais connu : Antoine, un metteur en scène reconnu, vient de mourir et, en guise de dernières volontés, il réunit une troupe de comédiens prestigieux (qui jouent tous leurs propres rôles) pour leur faire assister à une nouvelle représentation d'Eurydice afin qu'ils décident si, oui ou non, cette pièce mérite d'être reprise. Mais en visionnant ce film, les comédiens se laissent à nouveau habiter par une pièce qu'ils ont déjà jouée et offrent aux spectateurs une nouvelle représentation de celle-ci.

 

Le dispositif est très habile : les comédiens commencent par se contenter de répéter les dialogues qu'ils entendent à l'écran avant de se piquer au jeu. Resnais joue sur la mise en abyme en faisant se répondre un personnage de chair et de sang (les grands comédiens réunis par Antoine) avec « l'image » d'un des personnages de la représentation filmée (par Bruno Podalydès). Un dialogue s'établit entre « les planches » et « l'image » et tout l'intérêt du film va tenir dans ce va-et-vient vertigineux : comment faire un véritable film d'un dispositif théâtral. Le spectateur va pouvoir constater que Resnais n'a rien perdu de son génie du cinéma et de sa capacité à innover. Le film regorge d'idées à la fois très simple (il est souvent construit sur une grammaire très « classique » du cinéma : gros plans et champs/contrechamps) et pourtant toujours étonnantes (comme ces combinaisons où les échanges passent d'Orphée 1 à Eurydice 2 et d'Orphée 2 à Eurydice 1).

 

L'art du montage, c'est de lier ce qui est décousu et fragmenté (le plan). L'art de Resnais, c'est de parvenir à réunir, grâce à un art du montage prodigieux, le passé et le présent, les fantômes et les vivants, le théâtre et le cinéma dans un même mouvement. Si, peu à peu, le salon où sont réunis les comédiens disparaît pour laisser place à de véritables décors de théâtre ; c'est également à un autre jeu de substitution que nous invite le cinéaste puisque le couple incarné par Arditi et Azéma permet d'invoquer les fantômes des anciens rôles joués par ces deux-là depuis 30 ans. Comme dans Mon oncle d'Amérique ou On connaît la chanson, le comportement des personnages semblent répéter ce qui a déjà existé, comme si le rôle théâtral correspondait à une sorte de déterminisme exprimant, d'une certaine manière, la quintessence des destinées humaines.

Faire revivre des fantômes est un des grands motifs du cinéma et Resnais y parvient avec une intensité rare. Il lui suffit d'un simple travelling arrière sur une vaste chambre vide pour rendre l'espace totalement habité par des présences fantomatiques. Tout le découpage, des plans en « split screen » aux sublimes raccords qui rapprochent des éléments disjoints (le mystérieux voyageur incarné par Mathieu Amalric, figure du Destin, qui soudain converse avec les deux Orphée en même temps), fait naître ce dialogue permanent entre fantômes et vivants. Parfois, c'est au fantôme du cinéma qu'en appelle le cinéaste, en jouant sur les fermetures à l'iris ou même aux intertitres (avec un clin d’œil à Murnau et son Nosferatu « quand ils eurent passés le pont, les fantômes virent à leur rencontre »).

Avec son art du montage et du gros plan, Resnais réinvente le cinéma. Comme dans Cœurs, il joue sur les longues focales qui isolent les personnages dans le plan et soulignent leur solitude et qui donne un caractère fantomatique à l'ensemble (parce que la profondeur de champ est toujours dans le flou et que le cinéaste ne cherche même pas toujours à faire le point sur les visages).

 

Ceux qui reprochent à Resnais le choix des pièces adaptées auraient dû un peu oublier les mots pour se concentrer sur l'image. Ils auraient alors pu constater que dans certaines scènes de gare, on aperçoit sur un mur l'affiche d'Hiroshima mon amour. Ils auraient alors réalisé que, indépendamment du texte d'Anouilh, ce qui passionne Resnais, c'est le mythe d'Eurydice. La plupart de ses films ne racontent d'ailleurs que ça : l'histoire d'un homme qui a aimé autrefois une femme et qui vient la rechercher alors qu'elle est « morte » (l'oubli et le temps qui filent faisant office de mort symbolique). Regardez la construction d'Hiroshima mon amour, de L'année dernière à Marienbad, de Muriel ou de Je t'aime, je t'aime : c'est toujours le même récit. Ce qu'il y a d'extrêmement émouvant dans Vous n'avez encore rien vu, c'est qu'à « l'automne de sa vie » (comme le chante superbement Sinatra au générique de fin), Resnais se demande si « son » Eurydice mérite encore d'être jouée. Tout le monde l'a souligné mais il y a quelque chose de testamentaire dans ce film même s'il est tout sauf désespéré (on souhaite au cinéaste de réaliser encore de nombreux films, à l'instar de Manoël de Oliveira).

Obsédé par les aléas de la mémoire et le travail de l'oubli, Resnais plonge une fois de plus dans les arcanes du temps pour aller chercher son Eurydice qu'il retrouve le temps d'un dernier plan absolument superbe.

A l'image d'un film qui ne ressemble à aucun autre et qui prouve, si besoin était, qu'Alain Resnais est toujours le plus grand des cinéastes en activité...

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