Fenêtres ouvertes sur le monde
Coffret Trois films de Gianfranco Rosi (Editions Montparnasse). Sortie le 05 juin 2012
Le passeur (1993)
Sous le niveau de la mer (2008)
El Sicario, Chambre 164 (2010)
Cinéaste plutôt rare (5 films en 20 ans), Gianfranco Rosi est l'homme qui a obtenu le Lion d'Or à la dernière Mostra de Venise sous la moue réprobatrice de certains critiques bêcheurs qui auraient sans doute préféré que la récompense suprême aille à un réalisateur plus « jeune, cool, fun » (un Xavier Dolan aurait été beaucoup plus « branché »).
Du coup, cette récompense m'a donné envie de découvrir ce Rosi dont je n'avais jamais vu un film. Avec le beau coffret édité par les éditions Montparnasse l'an passé, j'ai pu me remettre un peu à jour et découvrir un documentariste singulier.
Commençons par une banalité de base lorsqu'on évoque le documentaire : chaque film de Rosi est une fenêtre ouverte sur le monde. Mais dans ce cas précis, l'expression convient parfaitement dans la mesure où le cinéaste est un globe-trotter (Le passeur se déroule à Bénares en Inde -sur les bords du Gange- Sous le niveau de la mer dans une communauté de marginaux installée au sud de Los Angeles et El Sicario près de Juarèz, au Mexique, dans l’État de Chihuahua) et que ses dispositifs sont assez minimalistes (l'idée d'une petite fenêtre). A ce titre, El Sicario, tourné entièrement dans une chambre d'hôtel, est une sorte d'apogée : partir de l'infiniment petit (un homme, une chambre) pour déboucher sur l'infiniment grand (l'horreur de la condition humaine, la rédemption, Dieu...)
Sous le niveau de la mer est sans doute son film le plus « classique » mais la justesse de ce regard documentaire fait souvent mouche. Il y a ici un travail d'approche de la part de Rosi qui fait songer aux films de Denis Gheerbrant : un apprivoisement mutuel qui permet, après un certain temps, aux individus de se livrer. Le cinéaste se rend donc au cœur du désert californien pour faire la connaissance de marginaux y vivant. Cette « communauté » n'a rien d'un phalanstère utopique érigé par des hippies attardés mais se révèle plutôt être une agglomération d'exclus, d'individus au ban (volontairement ou pas) de la société. Peu à peu, le spectateur découvre qu'ils viennent d'horizons différents voire opposés. L'un est un sans-abri qui, un jour, en a eu marre de se faire arrêter et mettre en prison pour vagabondage et qui a décidé de se trouver un coin reculé à l'abri de l'arbitraire de la flicaille. A l'inverse, il y a l'exemple de cette femme qui fut médecin dans une vie antérieure et qui perdit tout après un divorce malheureux. Comme la Jasmine de Woody Allen, c'est une déclassée qui souffre également de n'avoir même plus le doux masque de la jeunesse pour espérer s'en sortir.
Rosi s'intéresse donc à cinq ou six individus à travers lesquels il parvient à dresser un tableau assez saisissant de la violence sociale. A contrario, cet endroit paisible semble une sorte de havre où peuvent enfin se « reposer » tous ces malheureux.
Pas de misérabilisme ici ni d'exaltation cruche d'une marginalité dont on saisit également les contours coupants et rugueux. Les plus beaux moments de Sous le niveau de la mer sont à la fois ceux où ces individus dignes et avares de confidences parviennent à avouer ce qui les a poussé jusqu'à cet endroit et ceux où on les sent également « revivre » : une histoire d'amour naissante pour deux d'entre-eux, une chanson qui finit par être jouée devant un petit public...
Lors d'une séquence assez stupéfiante, un homme avoue qu'il a perdu sa fille dans un accident de voiture. Celle à qui il raconte cette histoire lui apprend alors qu'elle a également perdu son fils et que celui-ci a pris une balle en voulant protéger sa mère à qui elle était destinée.
Tout l'art de Rosi consiste à rester en retrait, à ne pas aller chercher l'émotion de manière putassière mais de la laisser sourdre pour la rendre encore plus intense.
Dans Le passeur, documentaire plutôt aride, il s'intéresse aux rapports entre les hommes et le fleuve, ce fascinant Gange où sont jetés les cadavres et où l'on se baigne pourtant. Ce qui intéresse le plus dans ce film, c'est la manière dont Rosi parvient à interroger le regard occidental sur la mystérieuse Inde. En effet, à de multiples reprises, il montre des touristes en train de filmer, avec leurs caméscopes, les cérémonies mortuaires ou les ablutions des indiens dans les eaux du fleuve. Comment faire, quand on est cinéaste, pour s'éloigner de ce regard touristique, folklorique ? Rosi fait parler son batelier qui, à un moment donné, s'emporte un peu sur la manie des occidentaux de toujours poser des questions : pourquoi jeter les cadavres à l'eau ? pourquoi le mariage si jeune ? Pourquoi se baigner dans le Gange ? On sent alors le gouffre qu'il peut y avoir entre cette civilisation indienne et le regard platement occidental qui tente d'expliquer tout à l'aune de ses propres modèles et références.
Il est encore question d' « image » dans El sicario, chambre 164. A priori, il s'agit du film de Rosi au dispositif le plus minimaliste mais c'est également le plus ample. Au départ, c'est un film sans image : un homme masqué, à la voix trafiquée, qui s'exprime dans une chambre d'hôtel. Il raconte comment il est devenu sicaire à la solde des narcotrafiquants mexicains. Son récit est terrifiant et révèle beaucoup des dysfonctionnements de la société mexicaine : flics corrompus, violence inouïe (Juarez est l'une des villes les plus violentes au monde)... Tout semble tourner autour d'un trafic de drogue avalisé par les plus hautes sphères politiques (les gouvernorats). La seule loi qui existe est celle de ces trafiquants qui n'hésitent pas à tuer ceux qui l'enfreignent.
Mais comment traduire ce récit en images de cinéma puisqu'il n'y en a pas ? Première idée : placer le tueur à gages dans la chambre d'hôtel où étaient cachées les personnes enlevées avant d'être torturées. Du coup, dans un dispositif à la Rithy Panh (S21 la machine de mort khmère rouge), le bourreau mime à nouveau les gestes qu'il a effectués. Sans image, ces séquences sont insoutenables et en disent finalement plus sur l'horreur de cette besogne qu'un cliché sanglant. Ce sont les mots qui résonnent dans l'imagination du spectateur et les gestes qui provoquent l'effroi.
Deuxième idée (vient-elle du sicaire lui-même ou de Rosi?) : puisqu'il n'y aura pas d'images cinématographiques, le tueur les créera en direct. Pendant tout son récit, il aura à sa disposition un carnet où il griffonnera des croquis et écrira des mots-clés pour la caméra. Comme si ce support visuel permettait d'ouvrir sur une réalité inimaginable et, surtout, impossible à filmer.
Le fait de crayonner, d'écrire apparaît au fur et à mesure du récit comme une sorte de long exorcisme, un moyen de se sortir de cette obscurité, de cette absence d'image. Et au bout du chemin, c'est une autre image intangible qui apparaît : celle de Dieu et de la conversion de ce tueur qui abandonne tout et qui doit désormais se terrer dans la mesure où sa tête est mise à prix.
Si le début du film est vraiment inconfortable (pourquoi nous obliger à supporter les confessions d'un abominable tueur ? est-on en droit de se demander), il se justifie par cette « rédemption » et cette idée de Pardon pour un homme pris dès son plus jeune âge dans les rets d'une vaste entreprise criminelle dont il ne fut qu'un pion.
La manière dont « el sicario » revit sa découverte de Dieu et sa volonté de se libérer de son fardeau est impressionnante. On assiste à une véritable « révélation » et son intensité a quelque chose de très troublant.
Des trois films présentés dans ce coffret, El Sicario : chambre 164 est assurément le plus fort et le plus intense...