La jalousie (2013) de Philippe Garrel avec Louis Garrel, Anna Mouglalis, Esther Garrel

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Le dernier film de Garrel s'ouvre sur l'image d'une femme qui pleure, seule. Il y a dans la manière qu'a le cinéaste de capter les légers frémissements qui font palpiter sa mâchoire, sa joue, une vérité, une profondeur qui bouleversent immédiatement. Ce plan rappelle celui qui ouvrait Un été brûlant, cette ouverture intense qui montrait Louis Garrel désemparé, totalement perdu.

Mais autant Un été brûlant était solaire et flamboyant, autant La jalousie est un film hivernal, où les personnages remontent souvent leurs manteaux, à cause du froid qui nous entoure (il est évident que Garrel ne parle pas ici de météorologie!).

 

La jalousie est aussi son film le plus simple. Une épure.

Un homme (Louis Garrel) quitte sa femme et sa fille pour vivre avec sa maîtresse, une comédienne au chômage (la sublime Anna Mouglalis) puis se fait quitter par elle. Mais cette situation, aussi banale soit-elle, est immédiatement transcendée par l'écriture unique du cinéaste. Plutôt que de jouer la carte du « naturalisme » ou du cinéma psychologique de rigueur dans la cadre du cinéma français « d'auteur », il préfère la vérité de la séquence, l'émotion saisie sur les visages en gros plans, les arrêtes saillantes aux arrondis d'une narration linéaire.

Plus qu'un « film de chambre » comme les affectionne un certain cinéma français, La jalousie fait une fois de plus figure de « page arrachée » au journal intime du cinéaste. Lui-même l'a dit : le film s'inspire de son propre père et de ce moment où il a quitté sa mère pour aller vivre avec une comédienne. La dimension autobiographique est toujours un élément prédominant dans le cinéma de Garrel mais il n'a rien à voir avec cette tendance actuelle (surtout en littérature) où les artistes aiment à déballer leur linge sale en public. Chez Garrel, ce qui importe, c'est le geste romanesque et la conception des personnages.

Pour prendre un exemple très précis, Louis Garrel joue ici le rôle de son propre grand-père Maurice, mais les sentiments qu'il prend en charge sont également ceux de son père Philippe tout en apportant au personnage sa propre personnalité d'acteur (Esther Garrel, sa sœur à la ville, incarne aussi sa sœur à l'écran). Le cinéaste joue sur ces effets de mise en abyme et de sédimentation : toutes ces couches intimes viennent se déposer délicatement pour constituer les différentes facettes du personnage. Il n'est donc pas utile de connaître la biographie de Philippe Garrel pour être touché et ému par les individus qu'il met en scène.

 

Comme toujours chez le cinéaste, ce qui impressionne est cette manière de traiter les sujets les plus rabâchés (l'amour, la rupture, le désir, la jalousie...) en donnant l'impression qu'il les filme pour la première fois. Ses personnages sont souvent filmés dans un état assez proche du somnambulisme, semblant tout juste s'ouvrir au monde et à un jour nouveau. Du coup, les sentiments montrés, les affects acquièrent une vérité scintillante alors qu'ils prennent racine dans un contexte classique (quoi de plus banal et de plus merveilleux que la naissance d'un amour ? Quoi de plus commun et de plus terrible qu'une rupture?). En puisant dans son roman familial, Garrel ne s’intéresse qu'à une chose : raconter en enlevant tout ce qui relève de l'anecdotique pour ne conserver que les moments les plus intenses, les plus brûlants, les plus émouvants.

Par son style « primitif » (fermeture à l'iris, noir et blanc charbonneux, gros plans venus des temps du cinéma muet...), il parvient à éviter à la fois l'insignifiance et le pathos. D'un côté de la balance, cette scène « de la sucette » sans aucun intérêt « narratif » mais qui s'avère au bout du compte éblouissante parce que s'y dessine une complicité amoureuse, un lien affectif entre la femme aimée et la fille de Louis et un sentiment que tout brûle plus intensément lorsqu'on partage des instants pareils avec l'Autre. De l'autre côté, la jalousie et le désespoir lorsque arrive le moment où l'Autre devient un étranger et ou il n'est plus possible de le comprendre.

 

On retrouve, à ce titre, tous les motifs qui parcourent le cinéma de Garrel. D'un côté, cet idéalisme et ce goût de l'art qui font que Louis préfère à l'argent l'amour et son métier de comédien alors que Claudia souffre de vivre dans un appartement trop petit, où l'on se cogne la tête contre les placards. De l'autre, la tentation du suicide ; se dire que rien ne peut désormais nous retenir à la vie lorsqu'on a perdu l'être aimé. Ce romantisme garrelien n'a rien de nouveau mais il est une fois de plus porté à incandescence ici.

 

La force de La jalousie, c'est de naviguer constamment entre ce sentiment oppressant d'enfermement (ce que nous impose la société, l'argent, le besoin de survivre...) et cette quête d'absolu que le cinéaste place dans l'amour et l'art. Dès lors, tout n'est plus que frémissements : du désir comme cette belle scène au cinéma où Louis séduit la mère de l'amie de sa fille et lui prend la main, en sachant qu'il ne la rappellera jamais ; du sentiment amoureux ; de cette fameuse « jalousie » (qui n'est pourtant pas le thème principal du film) ou encore de la déchirure lorsqu'un amour se meurt (qu'incarne aussi bien le très beau personnage de la femme délaissée de Louis ou encore le jeune homme lorsqu'il se fait quitter à son tour).

 

On pourra trouver que ces frémissements sont trop légers voire insignifiants (le film ne joue jamais la carte de la « grande forme », du récit bétonné...) mais ils sont bouleversants.

Garrel a trouvé ici une forme d'épure qui a l'éclat du diamant et qui nous offre un concentré d'émotions.

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