Géométrie dans les spasmes
Film socialisme (2010) de Jean-Luc Godard avec Catherine Tanvier, Christian Sinniger, Agatha Couture
Comment vous convaincre d’aller voir Film socialisme ? Le problème avec Godard, c’est qu’il faut tenter de faire abstraction de 50 ans d’histoire de cinéma, de polémiques diverses et variées, de déclarations paradoxales, de coups de génie et de visions inoubliables. Il faut également parvenir à dépasser le sempiternel clivage entre ceux qui « n’y comprennent rien » (mais qui « comprend » vraiment Beethoven ou Rothko ? Est-ce que la fonction de l’art n’est pas non plus de ressentir les choses ?) et les thuriféraires du maître qui accueillent chacune de ses images en se prosternant à ses genoux comme de vulgaires petits communiants.
Le drame de Godard, c’est que son nom a désormais totalement masqué ses films et qu’il se retrouve prisonnier d’un système qu’il combat pourtant avec panache (sa venue annulée à Cannes était un beau camouflet lancé en direction de la racaille télévisuelle : Cf. ici).
Nul n’ignore désormais que Film socialisme est une sorte de triptyque. Dans un premier temps, Godard nous emmène sur un gros paquebot le temps d’une petite croisière en Méditerranée où les souvenirs historiques de l’Europe (la deuxième guerre mondiale, la guerre civile espagnole) se mêlent aux visions contemporaines.
La partie centrale du film se situe dans un garage où un homme cherche à comprendre pourquoi ses enfants ne l’aiment pas sous le regard des caméras de « FR3 regio ». Et pour conclure, Godard reprend le patchwork d’images et de sons qu’il n’avait pas totalement oublié pour un grand collage lyrique où l’on retrouve les souvenirs de Barcelone, des escaliers d’Odessa, de la Grèce comme berceau de la civilisation (comme le cinéaste l’a souvent dit depuis, ce n’est pas ce pays qui est endetté vis-à-vis de l’Europe des marchands et des traders mais l’Europe qui a une immense dette envers la Grèce)…
De Film socialisme, on a d’abord envie de dire que c’est un prodigieux film de montage, mais ce n’est pas nouveau de la part du réalisateur des géniales Histoire(s) du cinéma. La première partie, totalement hétéroclite est fascinante, mélange de plans très composés (où Godard retrouve parfois les couleurs flamboyantes du Technicolor du Mépris et de Pierrot le fou) et d’images piochées un peu partout : vidéos d’Internet, images pixellisées qui semblent venir d’un vieux téléphone portable, images d’archives… Le tout est monté comme une symphonie cacophonique où se télescopent ces différents types d’image et des sons tout aussi hétérogènes (le bruit assourdissant du vent dans un micro, de la musique classique, l’atroce brouhaha d’une « musique » de boite de nuit…). A travers ce patchwork et quelques lignes de dialogues (souvent off) où il est question de l’or des républicains espagnols subtilisé par le Komintern, Godard parvient à saisir quelque chose de l’état de notre monde actuel et du devenir de l’Europe. Sur ce paquebot trop luxueux, où l’eau de la piscine semble trop bleue et la musique de la boite de nuit trop forte, les touristes ont fini par remplacer la mémoire d’une Europe secouée par les guerres et les tragédies historiques. Les images en elles-mêmes ne disent rien (et Godard ne joue pas la carte de la satire facile qui consisterait à railler le devenir zombies de ces touristes en goguette) mais c’est de la confrontation avec d’autres images, de leur choc que naît du sens ou, du moins, de la matière à réfléchir (voir ce plan incroyable où une messe est célébrée au milieu d’une salle de restauration bruyante).
Un des motifs récurrents de la pensée actuelle de Godard, c’est de « montrer avant de dire ». Il y a un passage très intéressant dans le film sournois qu’Alain Fleischer lui a consacré où JLG « juge » les productions artistiques des élèves du Fresnoy. Il leur explique que le défaut principal de leurs œuvres, c’est que le « dire » vient avant le « montrer », que l’image n’apporte finalement rien de plus à « l’idée » de départ. Ce principe, on peut le transposer à 90% des films où la « mise en scène » n’apporte rien de plus à un « scénario » qu’elle ne fait qu’illustrer. Or je me demande si Godard ne se heurte pas parfois, lui aussi, à cet écueil. Pour ma part, et malgré quelques moments fulgurants, j’ai trouvé la deuxième partie du film un peu longue et moins inspirée. D’autant plus qu’on ne peut pas s’empêcher de penser qu’elle repose sur un postulat théorique (ce père qui n’est pas aimé de ses enfants ne serait-il pas l’image d’une Europe qui se déchire sous le regard des caméras ?). De la même manière, lorsqu’il est question de la géométrie sacrifiée au profit de l’algèbre, nous sommes en plein dans les obsessions théoriques du cinéaste. Je n’irai pas jusqu’à dire que Godard « illustre » à ce moment les questions qui lui traversent l’esprit et qu’il n’a cessé de poser dans le documentaire de Fleischer mais cet aspect m’a parfois un peu gêné.
Beaucoup de critiques ont fait le parallèle entre le garage de la deuxième partie du film et Pierrot le fou (notamment pour l’utilisation des couleurs). Pour ma part, Film socialisme se rapproche davantage, non seulement dans cette partie mais dans son ensemble, d’un film comme Week-end (dont on voit d’ailleurs un court extrait avec les moutons). Il y a bien entendu le côté « surréaliste » de l’affaire (cette équipe de télé omniprésente, le lama, les citations de Saint-Just) mais également le côté « film somme » que Godard semble réaliser à chaque fin de décennie. Week-end, en 1967, annonçait les évènements qui allaient secouer la France et la fin d’un monde (le gaullisme triomphant, le consumérisme à tout crin…). Douze ans plus tard, Sauve qui peut (la vie) marquait le retour à la « fiction » de JLG et un point final à une décennie d’expérimentations militantes et dans le domaine de la vidéo. 1990, c’est Nouvelle vague et une vision assez fulgurante du chaos du monde que l’on retrouve dans Film socialisme. En 20 ans, les choses ont bien changé et les images se sont modifiées mais le cinéaste parvient pourtant à saisir ce mouvement du monde qui semble nous conduire à notre perte.
C’est ce qui finit par toucher dans le film : son côté funèbre et testamentaire n’empêche pas une véritable curiosité pour toutes ces mutations, ces bouleversements, ces spasmes de l’Histoire. Godard n’est sans doute plus le militant qu’il a été mais son film se termine pourtant sur un carton appelant d’urgence à toutes les formes de résistances. Ne serait-ce que pour ça, il est toujours bon de le suivre !
« Quand la loi n’est pas juste, la justice passe avant la loi.
No comment »
NB : Alors que l’ami Gérard Courant présente une « compression » d’A bout de souffle au Centre Pompidou de Metz, Godard nous propose en guise de bande-annonce la « compression » de son film. La voilà pour vous mettre dans l’ambiance…