Illusions perdues
Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (2010) de Woody Allen avec Naomi Watts, Josh Brolin, Antonio Banderas, Anthony Hopkins
Le pouvoir de l’illusion est l’un des thèmes récurrents du cinéma de Woody Allen. C’est sans doute pour cette raison que ses films sont truffés de magiciens (Scoop, Le sortilège du scorpion de Jade…), de médiums, de saltimbanques (Ombres et brouillard), de personnages doués d’étranges pouvoirs (l’invisibilité dans Alice, l’homme caméléon de Zelig) sans parler de la puissance de l’Art capable de réenchanter la vie (Tout le monde dit I love you) ou de nous projeter dans un univers fictif pour nous consoler du quotidien (La rose pourpre du Caire).
Dans son dernier opus, Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, c’est une voyante qui « offre » (si j’ose dire : ses services sont loin d’être gratuits !) à Helena (Gemma Jones) un peu de réconfort en lui prédisant un avenir tout rose alors qu’elle vient de se faire plaquer par son mari (Anthony Hopkins) et que sa fille (Naomi Watts) connaît aussi une crise dans son couple et ne parvient pas à fonder une vraie famille. Tout le monde sait que cette voyante est une charlatane mais puisque l’illusion semble mieux fonctionner que les médicaments, l’entourage d’Helena n’intervient pas…
Une fois de plus, c’est le sens du romanesque qui séduit d’emblée dans le dernier opus de Woody Allen. Une citation de Shakespeare, une voix-off qui prend en charge le récit et sert d’articulation entre les situations et nous voilà plongé au cœur d’une œuvre chorale où le cinéaste parvient à donner de l’épaisseur à une dizaine de personnages sans jamais égarer le spectateur. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi certains persistent à nier les qualités de mise en scène du cinéma d’Allen. D’accord, il n’y a pas de prises de vue biscornues ni de prouesses techniques ostentatoires mais comment nier un sens du récit unique où il parvient à lier une véritable complexité narrative (des flash-back, des récits qui se croisent et s’emmêlent…) et une grande fluidité romanesque. Comment ne pas être frappé par cette légèreté dans le traitement des situations, cette sérénité du trait (en deux ou trois scènes, Woody Allen parvient à dessiner le contour de personnages à qui il va ensuite donner de l’épaisseur et une vraie complexité) qui n’empêche ni la profondeur et la richesse du propos ?
Une fois posés les principaux enjeux du film, à l’aide notamment de ces flash back tournés caméra à l’épaule et qui dynamisent le récit ; Woody Allen nous propose un véritable tricotage narratif qui va lui permettre une nouvelle fois d’explorer ses obsessions.
Beaucoup l’ont remarqué : Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu se révèle plus sombre au final que ses opus précédents (surtout si on le compare au délicieux et sous-estimé Whatever works). Une fois de plus, il s’agit de s’intéresser à des êtres à qui la vie propose plusieurs chemins. Lequel choisir ? Hasard ou nécessité ? Est-on véritablement maître de son destin ? Comme dans Vicky, Cristina, Barcelona, certains personnages se demandent s’il faut s’engouffrer dans le chemin tout tracé qui s’offre à eux ou partir à l’aventure et se bercer de l’illusion qu’une autre vie est possible.
C’est le cas du père de Sally (un Anthony Hopkins qui n’a jamais été aussi drôle) qui décide soudainement de lutter contre le temps qui passe en se remettant au sport, en s’habillant jeune et en quittant sa femme pour une garçonnière où il espère pouvoir revivre une vie de jeune et sémillant célibataire. Et même s’il épousera une fille ayant la moitié de son âge, les désillusions seront cruelles.
De plus en plus, le cinéma de Woody Allen est hanté par la mélancolie du temps qui passe et la terreur de vieillir. Ses personnages semblent en avoir de plus en plus conscience et cherchent absolument à lutter contre cette fatalité en se réfugiant dans l’espoir d’une nouvelle vie. Sally (Naomi Watts est, comme d’habitude, absolument sublime) craque pour son patron (Antonio Banderas) ; Roy, son mari (Josh Brolin, déjà vu dans Melinda et Melinda) tombe amoureux de sa voisine, une superbe jeune fille tout de rouge vêtue ; mais, sans révéler ce qui va se dessiner entre ces personnages, rien ne sera vraiment comme ils l’auraient souhaité.
Si l’illusion fait vivre, Woody Allen montre qu’elle est aussi cruelle et souvent décevante. Le vaillant septuagénaire ne sera plus jamais un jeune homme capable de séduire de belles jeunes femmes et tous les personnages ont tendance à projeter sur autrui une vision idéalisée de ce qu’ils attendent eux-mêmes de la vie.
L’une des plus belles scènes qu’ait trouvé le cinéaste pour illustrer cette idée est celle qu’il tourne « en miroir » depuis l’appartement de Roy et Sally. Dans un premier temps, Roy craque pour la belle Dia (Freida Pinto, craquante à souhait) lorsqu’il la voit se déshabiller devant sa fenêtre. Mais lorsqu’il aura touché au but et qu’il parviendra à s’installer avec cette fille, il revivra la même situation en contemplant Sally se déshabiller à son tour. Rien ne dit qu’il « craque » à nouveau pour son ex-femme mais il subsiste l’idée qu’on tombe toujours amoureux d’une « image » idéalisée et non d’un être « réel » et que cette quête de l’amour absolu est sans doute vaine et sans fin.
Même s’il est souvent drôle et constamment léger, Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu distille une mélancolie persistante liée à ce sentiment que les illusions sont indispensables à notre besoin de consolation mais qu’elles sont toujours décevantes. Symptomatiquement, l’Art ne console plus de la vie chez Woody Allen (Cf. La fameuse séquence du divan de Manhattan ou, entre autres, La rose pourpre du Caire). Il peut agir comme un répit (voir le joli passage où Banderas accompagne Naomi Watts à l’opéra et ce merveilleux moment suspendu dans la voiture où le cinéaste parvient à capter ces moments privilégiés où tout semble possible après une bonne soirée) mais, au bout du compte, les artistes sont des imposteurs au même titre que la voyante.
Il est d’ailleurs question d’imposture dans ce film (comme dans la plupart des films de Woody Allen depuis 15 ans). Il ne s’agit plus d’un garde du corps écrivant les pièces de théâtre pour le metteur en scène (Coups de feu sur Broadway), d’un cinéaste aveugle (Hollywood ending) mais d’un écrivain qui trouve un subterfuge assez peu éthique pour se faire publier. Là encore, le succès, le talent : tout semble illusoire et relever de la pure vanité.
Sur le fond, le film n’est pas gai mais il n’est pas désespéré. Puisque rien n’a de sens et que tout est illusion, essayons d’en profiter un peu et d’en sourire. C’est aussi le message de ce film mélancolique et plein d’humour ; d’une richesse et d’une finesse dont on a un peu perdu l’habitude en voyant le tout-venant du cinéma actuel…