Promenade dans les lieux de mon enfance dijonnaise (carnet filmé) (2008) de Gérard Courant

 

Plutôt que de vous parler de la pénible palme d’or de Cristian Mungiu (4 mois, 3 semaines, 2 jours), j’ai choisi aujourd’hui de me pencher sur un film qui n’appellera sans doute pas une flopée de commentaires mais qui me permettra d’évoquer une personnalité singulière au cœur du cinéma français : Gérard Courant.

Le nom de Courant est associé dans la mémoire des cinéphiles à cette œuvre unique qu’est Cinématon, entreprise à la Andy Warhol où le cinéaste filme des individus (célèbres ou inconnus) le temps d’un unique plan fixe muet de trois minutes. Libre à chacun de faire ce qu’il veut pendant ce laps de temps. On peut voir quelques « cinématon » sur le site de Gérard Courant et affirmer qu’il s’agit là d’un des plus extraordinaires castings de toute l’histoire du cinéma (le cinéaste a réalisé plus de 2200 portraits !).

Parallèlement à cette œuvre monumentale, Courant s’est affirmé comme l’un des plus inventifs cinéastes « conceptuels » du moment en réalisant différentes séries (sa série Gare dure plus de trois heures et est constituée d’un ensemble de plans fixes- à la manière des frères Lumière- tournés dans différentes gares de France et du monde), en compressant des films à la manière de César (il a compressé A bout de souffle et Alphaville de Godard) et en tournant (en super 8 ou en vidéo) ce qu’il appelle des « carnets filmés » dont Promenade dans les lieux de mon enfance dijonnaise est l’un des derniers avatars[1].

Le concept est ici très simple puisqu’il s’agit d’un unique plan-séquence d’une heure et huit minutes nous entraînant le long des rues de Dijon où le cinéaste déambule caméra à la main. La balade débute à la gare et nous mène dans divers endroits de la ville qui ont marqué le cinéaste : la cathédrale Saint Bénigne où il fit sa communion solennelle, la rue Victor Dumay où il vécut, l’école du Petit Potet et le lycée Les Arcades où il effectua sa scolarité…

Par ailleurs, Courant a inversé les « valeurs » de l’image (je ne sais pas comment on appelle cet effet) ce qui donne l’impression, pour reprendre les termes qu’on utilise lorsqu’il s’agit de films sur pellicule, que le film a été tourné « en négatif ». Du coup, la ville se transforme en une sorte de paysage de science-fiction qui, pour ma part, m’a plutôt fasciné. Je me doute que cette fascination est due au fait que les lieux filmés sont ceux que je parcours quotidiennement ou presque (j’aimerais beaucoup savoir ce que penserait du film quelqu’un qui ne connaît pas du tout Dijon !) et que c’est une expérience assez étonnante que de revivre cette promenade aussi étrange que familière dont le rythme est celui d’un rêve (les ciels sont particulièrement impressionnants, ainsi que les silhouettes fantomatiques qui semblent peupler la ville). 

Lors du débat sur le journal intime filmé où il était invité, Courant nous a confié que les cinéastes auxquels il pensait tous les jours étaient avant tout les frères Lumière. Tout son travail conceptuel est effectivement marqué par cette volonté « d’archiver » les choses telles qu’elles sont. Si les frères Lumière avaient effectivement décidé de filmer toutes les rues de leur ville, ces films constitueraient aujourd’hui des documents exceptionnels. C’est dans cette optique que Courant réalise ses « carnets filmés » avec une manière de lester d’une émotion particulière ce côté « documentaire » par le poids d’un vécu (les intertitres qui expliquent pourquoi certains lieux ont plus compté pour le cinéaste).

Il est probable que le Dijon qu’il a filmé un jour du mois de novembre 2008 ne sera plus le même dans dix ans et que ce film acquérra une dimension supplémentaire.

Ce qui est amusant, c’est ce qu’il capte également consciemment ou inconsciemment. Courant ne le sait sans doute pas lui-même mais il a réussi à filmer une « figure » du centre-ville dijonnais, un « chanteur » qui vient casser les pieds aux malheureux promeneurs voulant tranquillement boire un verre en terrasse en les haranguant et les invectivant entre deux morceaux de guitare généralement atroces ! (avec l’effet d’inversion, il est impossible d’identifier quiconque mais lui, je l’ai reconnu !)

De la même manière, le cinéaste n’hésite pas à filmer des hauts lieux touristiques de la ville (l’ours de Pompon du square Darcy, l’église Notre-Dame et Saint-Michel, la tour Philippe le Bon, la mairie…). Or, à un moment donné, il emprunte une rue qui m’a amené à penser qu’il allait filmer la fameuse chouette de l’église Notre-Dame, que tous les touristes viennent tripoter afin qu’elle exauce leurs vœux. Or Courant passe rapidement à côté des badauds et n’a pas un regard pour la célèbre petite sculpture.

Ces détails ne parlent sans doute qu’aux dijonnais mais le dispositif même invite à la rêverie, à l’imagination et nous fait réfléchir à la notion de point de vue cinématographique. Qu’aurai-je filmé si j’avais été à la place de Courant ? Pour ma part, j’y ai beaucoup songé lorsque le cinéaste filme la rue Victor Dumay. Il se trouve que j’ai habité rue Sainte-Anne, une rue perpendiculaire à cette rue de son enfance. Ce fut alors un vrai suspense que de savoir si Courant, en arrivant à l’intersection, allait jeter un œil sur cette rue : il se trouve qu’il ne le fera pas !

Promenade dans les lieux de mon enfance dijonnaise est une expérience étonnante, à la fois « documentaire » et totalement onirique, qui donne envie de découvrir d’autres œuvres de Courant (dans la mesure où ces « films dispositifs » prennent aussi leur sens dans la répétition).   

 

NB : Le titre de cette note est un clin d'oeil à un autre bel hommage à Dijon



[1] Pour la petite anecdote, Courant nous a annoncé qu’il était en train de réaliser un projet complètement fou, à savoir de recenser toutes les rues, toutes les places et tous les ponts de la ville de Lyon, en ayant recours à des plans fixes à la manière des frères Lumière.

 


 

 

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