L'Amérique des frères Coen
Blood simple (Sang pour sang) (1984) d'Ethan et Joel Coen avec Frances McDormand
Texas, années 80. Un adultère et quelques quiproquos entraînent des réactions en chaîne et des meurtres en cascade. Pour leur premier long-métrage, les frères Coen réalisent un exercice de style brillant qui flirte constamment avec le cinéma d'horreur : blessé qui n'en finit pas de mourir et qu'on enterre vivant, couteau planté dans la main, rêve sanglant...Si l’œuvre ne possède pas encore la maturité des grands films des cinéastes ; se dessinent déjà les thèmes qui parcourront toute leur filmographie. Il s'agit déjà de mettre en scène d'aimables paumés qui mettent le doigt dans un engrenage qui leur sera fatal. L’implacable loi du Destin plane sur Blood simple et les Coen font déjà référence à l'Antiquité grecque (le messager porteur de mauvaises nouvelles que l'on exécutait). La mise en scène oscille encore entre quelques afféteries typiques des années 80, une certaine stylisation « graphique » et de jolis hommages aux classiques hollywoodiens (la fameuse et très réussie scène où le tueur à gages tire à travers une cloison et fait pénétrer des rais de lumière dans la pièce comme dans Espions sur la Tamise de Fritz Lang).
***
The hudsucker proxy (Le grand saut) (1994) d'Ethan et Joel Coen avec Tim Robbins, Jennifer Jason Leigh, Paul Newman, Steve Buscemi
New-York, fin des années 50. Un benêt (Tim Robbins) est nommé directeur d’une grande entreprise par le conseil d’administration afin de faire chuter le cours des actions et permettre ainsi aux membres dudit conseil de racheter les parts de l’affaire. Après deux indiscutables chefs-d’œuvre (Miller’s crossing et Barton Fink), les Coen reviennent à un projet beaucoup plus ancien écrit avec la complicité de Sam Raimi (ils travaillèrent avec lui sur Evil Dead et surtout Mort sur le grill). Le grand saut est une comédie « graphique » qui se réfère aussi bien au cinéma de Preston Sturges (pour le cynisme et la satire de l’univers impitoyable du monde de l’entreprise) qu’à Brazil de Terry Gilliam. A le revoir aujourd’hui, le film souffre de quelques chutes de rythmes et d’un personnage féminin assez peu intéressant (même s’il est incarné par la délicieuse Jennifer Jason Leigh, la romance tourne court). Reste quelques séquences de pure mise en scène assez époustouflante (le lancement sur le marché du Hula Hoop) et le traitement, sur un mode léger, de la grande obsession des frangins à travers le beau personnage du « grand horloger » capable d’influencer, à un moment donnée, sur les destinées humaines (dans un sens ou dans l’autre).
***
Fargo (1995) d'Ethan et Joel Coen avec Frances McDormand, William H. Macy, Steve Buscemi
Dakota du nord, fin des années 80. Un directeur commercial d'une compagnie automobile cherche à éviter la faillite en engageant deux hommes chargés d'enlever sa femme. Grâce à ce rapt, il compte récupérer une partie de la rançon que ne manquera pas de payer son riche beau-père. Une fois de plus, les choses tournent mal et les frères Coen signent ici une magistrale tragédie en rouge (le sang qui coule à de nombreuses reprises) et blanc (ces paysages enneigés qui sont pour beaucoup dans la poésie noire du film). Sans être forcément leur plus beau film, Fargo est l'un des plus caractéristiques des cinéastes : humour noir, idiots pathétiques pris dans les rets de catastrophes qui s'accumulent et qui grossissent comme une boule de neige, sentiment de déréliction et d'un monde soumis aux lois de l'absurde. Un des lieux communs les plus agaçants accolé au cinéma des frères Coen consiste à dénoncer leur « cynisme ricanant ». Les critiques paresseux leur reprochent également de ne pas aimer leurs personnages (la belle affaire!). Or ce qui peut gêner dans le cynisme au cinéma, c'est lorsque les réalisateurs se croient plus malins que leurs personnages et mettent les spectateurs dans une position surplombante. Ce n'est pas le cas des Coen qui filment effectivement des paumés idiots (le duo de tueurs est absolument hilarant) mais qui ne placent jamais le spectateur au-dessus d'eux. Et même le plus ridicule des personnages a un côté touchant (voir le couple insolite que forment la flic enceinte et son mari ou l'ami d’enfance dépressif et mythomane).
Ce que l'on peut parfois reprocher aux cinéastes, c'est le côté mécanique de leurs mises en scène, lorsque leur brio tourne à vide (Burn after reading, Intolérable cruauté...). Dans Fargo, cette mise en scène est somptueuse, jouant à merveille avec la profondeur de champ, les grandes étendues neigeuses pour mieux renforcer le sentiment d'un individu paumé dans un monde abandonné des dieux...
***
Inside Llewyn Davis (2013) d'Ethan et Joel Coen avec Oscar Isaac, John Goodman, Justin Timberlake.
New-York, années 60. Un chanteur de folk tente de percer en se lançant dans une carrière en solo. Au fond, rien n'a changé depuis Blood simple : les Coen filment toujours de magnifiques « losers », paria de la gloire. Inside Llewyn Davis est un peu un mélange d'Honkytonk man d'Eastwood (la vie de bohème de musiciens « ratés ») et de Barton Fink pour le côté « kafkaïen » de ce héros malheureux qui voit peu à peu toutes les portes se fermer devant lui. Tous les thèmes chers au Coen sont à nouveau présents : le Destin et son ironie cruelle, la culpabilité (Llewyn Davis est marqué par ce sentiment de culpabilité juive que l'on trouvait déjà dans le beau A serious man), ce sentiment d'absurde généralisé...Si l'humour proverbial des cinéastes fait toujours mouche (une désopilante virée en voiture avec un génial John Goodman qui rappelle d'ailleurs un peu Fargo : le bavard et le chauffeur taiseux) ; la tonalité du film est beaucoup plus mélancolique. Llewyn Davis est un splendide personnage sur les épaules duquel pèse tout le poids des injustices du monde (une fois de plus, on peut voir des références au fatum grec. Ce n'est sans doute pas pour rien que le chat s'appelle Ulysse!). Les frères Coen le filment avec beaucoup d'empathie et nous offrent un grand film ouvert dans la mesure où ils laissent en suspens chaque piste que le scénario évoque : un avortement, la découverte d'une paternité, une possibilité d'intégrer un groupe à Chicago, une disparition... Un magnifique plan nous montre un panneau directionnel sur une route enneigé. Il s'agit de la ville où habite désormais celle qu'aima jadis Llewyn. Le musicien se trouve alors à la croisée des chemins : une de ces intersections que nous proposent souvent la vie et qui nous obligent à faire des choix sans que l'on sache si ceux-ci seront bons ou mauvais. Si Inside Llewyn Davis est sans doute le plus émouvant des films des cinéastes, c'est parce qu'ils évitent cette fois de sombrer dans le tragique pour nous placer face à ces interrogations qui scandent toute vie humaine : quels choix ? Quelle liberté ? Quel hasard ? Quelle nécessité ?