Le canardeur (1974) de Michael Cimino avec Clint Eastwood, Jeff Bridges. (Carlotta films) Sortie le 19 novembre 2014

 

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A l'origine, l'action du Canardeur se situait au début du 19ème siècle, au moment de la révolution irlandaise. Cimino souhaitait reprendre les personnages que Sirk avait filmés dans Capitaine Mystère (le capitaine Lightfoot et le chef de la rébellion irlandaise Thunderbolt dissimulant son identité sous la défroque d'un révérend). Mais de ce projet originel, il ne restera que les habits de pasteur qu'endosse Thunderbolt (alias Clint Eastwood) au début du film afin de brouiller les pistes et que ses anciens complices de braquage qui le poursuivent désormais ne le retrouvent pas.

Finalement, le premier long-métrage du cinéaste sera un film contemporain, mélange séduisant de « road-movie » (la première partie du film où Thunderbolt rencontre Lightfoot – Jeff Bridges-) et de « film de casse » où, avec l'aide de ses anciens complices, notre héros organise un braquage sophistiqué.

Pourtant, les premiers plans du film laissent planer une ambiguïté : de grands espaces majestueux, une église et le sentiment que le film pourrait se situer à n'importe quelle époque.

Tout l'intérêt du Canardeur va se situer dans ce léger décalage : être à la fois de plain-pied dans le monde contemporain d'alors (le début des années 70) tout en étant emprunt d'une profonde nostalgie et d'un enracinement dans le passé. A ce titre, il convient de citer une scène qui intervient vers la fin du film (ceux qui, parmi mes millions de lecteurs, n'ont pas encore vu le film sont invités à arrêter leur lecture à cet instant précis) : après avoir raté leur braquage, Thunderbolt et Lightfoot tombent sur une vieille école où se trouve dissimulé le butin d'un précédent casse. L'école existe toujours comme dans le souvenir du « canardeur » mais elle a été littéralement déplacée avec une mention indiquant qu'elle est désormais ici en « mémoire d'une Amérique disparue ».

Dans l'ouvrage qu'il a consacré à Cimino, Thoret parle d'une véritable « image mentale » mais cette description ne me semble pas vraiment coller au caractère réaliste de l’œuvre. En revanche, elle est effectivement très symbolique du désir de Cimino de revisiter une Amérique disparue en prenant à sa charge ce déplacement.

 

Le canardeur est un film contemporain en ce sens qu'il s'inscrit parfaitement dans la mouvance des films ouverts et mélancoliques du « Nouvel Hollywood ». Le jeune chien fou joué par Jeff Bridges est dans la lignée des personnages marginaux qui arpentent les routes à cette époque, que ce soit les grands frères hippies d'Easy rider ou les conducteurs du génial Macadam à deux voies de Monte Hellman. Mais à ce jeune coq farceur, séducteur, beau parleur épris de liberté, Thunderbolt rétorque qu'il « arrive dix ans trop tard » Le film, qui s'est d'abord présenté comme une sorte de comédie entre potes plutôt amusante (cette séquence incongrue où nos deux héros se font prendre en stop par un demeuré dont la voiture est pleine de lapins), se leste alors d'une certaine mélancolie qui va devenir de plus en plus prégnante.

Cette mélancolie, elle est liée à la fuite irréversible du temps et à la nostalgie d'une certaine Amérique qui a pu s'incarner dans la tradition du western. La plus grande force du Canardeur, c'est bien évidemment cette manière qu'a Cimino de magnifier les paysages du Montana en plans d'ensemble majestueux, de filmer les ciels comme nul autre, de parvenir à faire de chaque plan de rivière ou de forêt un poème élégiaque. Dans ces instants, ce sont les fantômes de Ford et de Mann qui viennent hanter les plans et nous faire revenir à l'esprit les traces d'un monde englouti.

 

Pour Cimino, l'intérêt va être de saisir ce passage du temps, ce contraste entre un passé qui imprègne encore ses images et une réalité contemporaine qu'il ne peut ignorer. L'opposition pourrait sembler un peu binaire entre Thunderbolt, l'homme dont le passé est écrit à même la peau (il porte des cicatrices de la guerre de Corée) et Lightfoot, parfaite incarnation d'une jeunesse insouciante. Mais le cinéaste a suffisamment de talent pour rendre cette relation plus ambiguë et plus complexe. On peut y lire à la fois un désir de transmission (un passage de relais, en quelque sorte, qui s'effectue d'ailleurs dans une école), de filiation (Thunderbolt appelle toujours son compagnon de voyage « kid ») et d'amitié.

Il serait bien évidemment exagéré de parler ici d'homosexualité refoulée mais Cimino joue avec malice sur un trouble de l'identité qui passe essentiellement par la question de la sexualité. Entre Lightfoot qui finit par se déguiser en femme pour s'inscrire dans le plan du casse et qui se « séduit » lui-même en passant par tous les spécimens qui entourent les deux héros (Red, l'ancien complice, qui salive aux exploits de son jeune comparse ou qui frise l'apoplexie lorsqu'il surprend la fille d'un banquier en train de faire l'amour...) ; les personnages ont un rapport complexe au sexe qui peut être lu à la fois comme un brouillage contemporain des identités (le goût affiché pour le travestissement dans ce film) ou une satire des pulsions primaires (voyeurisme, fantasme de la prostituée...) du mâle américain.

 

La singularité de Cimino, c'est qu'il abordera toujours cet « ère du soupçon » américain, ces mutations sociales avec le désir de reconstruire les mythes plutôt que de les détruire. Certes, il montrera toujours l'envers du décor du rêve américain mais dans une forme ample et classique, ancrée dans le passé. Le canardeur ne possède pas encore la puissance et le génie de Voyage au bout de l'enfer et de La porte du paradis (certains passages sont un peu anecdotiques, le récit est parfois un peu longuet et pas très bien construit...) mais il porte déjà en lui cette singularité qui fait le prix du cinéma (trop rare) de Michael Cimino...

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