Godard : biographie (2010) d’Antoine de Baecque (Grasset. 2010)

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J’inaugure aujourd’hui une nouvelle rubrique consacrée aux livres sur le cinéma (n’ayant malheureusement plus beaucoup le temps de descendre dans ma « cave »). Et peut-on imaginer meilleure entrée en matière que de commencer par la monumentale biographie qu’Antoine de Baecque (historien, ancien critique aux Cahiers du cinéma et à Libération) consacre au plus controversé et célèbre des cinéastes français de la deuxième moitié du 20ème siècle : Jean-Luc Godard ?

C’est peu dire que le cinéaste a suscité depuis maintenant 50 ans une impressionnante glose, que ce soit des livres (Collet, Douin, Bergala….), des thèses universitaires, des numéros spéciaux de revues sans compter la masse d’articles que les journalistes lui ont consacrée. Le projet d’Antoine de Baecque est néanmoins assez original puisqu’il s’agit de se coltiner avec la vie de l’auteur, d’écrire une vraie biographie « à l’américaine » du cinéaste en puisant dans un vaste corpus d’archives et en récoltant de nombreux témoignages.

Le résultat est dense (plus de 900 pages dont près d’une centaine pour un appareil de notes très fourni), souvent passionnant, parfois irritant tout en laissant présager de nouvelles voies pour la critique française généralement davantage axée sur l’exégèse des œuvres plutôt que sur les liens éventuels entre les films et la vie de l’artiste.

 

Pour reprendre les termes d’un vieux débat, Antoine de Baecque opte ici pour Sainte-Beuve contre Marcel Proust en privilégiant la biographie et l’idée que l’œuvre n’est qu’un reflet de l’existence de l’homme plutôt que d’opter pour une analyse « formaliste » des films (qui sont décrits, parfois jugés rapidement mais finalement peu analysés).

Je ne suis pas certain qu’il existe une solution idéale et les deux approches peuvent avoir leurs qualités et leurs défauts. Une approche trop formaliste des films a souvent tendance à dessécher l’objet d’étude et à faire l’impasse sur les affects et les émotions qui, me semble-t-il, sont toujours à l’origine d’une œuvre d’art. A l’inverse, une approche trop « biographique » peut dangereusement faire pencher le projet vers l’anecdotique (or il se trouve qu’avec Godard, nombre de ces « anecdotes » sont déjà célèbres depuis longtemps : le cinéaste découvrant Anna Karina dans une pub pour un savon et le refus de l’actrice de tourner dans A bout de souffle lorsque le cinéaste lui confie qu’elle devra se déshabiller à l’écran, par exemple…) ou un côté « people » que n’évite pas toujours De Baecque (est-il vraiment important de savoir que Godard a eu le béguin pour Bérangère Allaux, sa jeune comédienne de For ever Mozart ?).

Mais il est vrai que se pencher sur l’intimité du créateur peut aussi permettre d’offrir un éclairage complètement différent sur un film. Pour prendre un exemple précis, j’ignorais absolument tout de « l’épisode Myriem Roussel » et il est certain qu’on revoit Je vous salue Marie différemment lorsqu’on sait que Godard voulut faire de la jeune comédienne « sa fille, sa maîtresse et sa mère ».

 

Revenons sur les quelques réserves qu’appelle l’ouvrage. La première est entièrement subjective mais m’étant déjà pas mal documenté sur le cinéaste auparavant (j’ai lu les deux livres de Douin auxquels il faut ajouter un numéro de CinémAction – le fameux où interviennent Marc-Edouard Nabe et Noël Godin- et le Spécial Godard des Cahiers du Cinéma datant du début des années 90), je dois avouer que de nombreuses anecdotes et aspects du cinéma de Godard m’étaient déjà connus (combien de fois n’a-t-on pas lu le récit du soutien à Langlois en 1968 et l’arrêt du festival de Cannes cette même année ? Qui ne connaît pas encore ses virulents échanges épistolaires avec le « frère ennemi » Truffaut ?).

On aurait aimé encore plus de neuf et des témoignages un peu plus massifs, ce qui aurait évité parfois quelques approximations (par exemple, la chronique de Noël Godin ne s’appelait pas « Le cinéma ronfle » mais « le cinémaroufle » et il n’a jamais pu entarter (malheureusement !) Philippe Sollers) ou épisodes décrits un peu succinctement.  Le choix des témoins, d’ailleurs, est parfois curieux : pourquoi, par exemple, Michel Ciment plutôt que Jean Narboni ou Jean Douchet qui connaissent très bien JLG ? Pourquoi pas plus de témoignages « directs » des comédiens du cinéaste (le critique se réfère souvent à des déclarations parues dans des journaux : elles ont donc pu être déformées ou réécrites) et de ses proches collaborateurs ?

Dernière petite réserve : De Baecque quitte parfois son rôle « d’historien » pour « juger » l’artiste. Au moment des premiers films, il cherche absolument à lui coller une étiquette politique (à « droite ») puis il le présentera parfois comme un « ogre avide de chair fraîche » ou comme un odieux tyran sur les plateaux. Ce type de jugements (pas forcément faux) ne méritait-il pas un « contre-champ » (pour employer le vocabulaire de JLG) ou, au moins, un éclairage un peu moins univoque ?

 

Ces limites posées, il est temps de louer un ouvrage qui possède un souffle incontestable et qui parvient à captiver le lecteur sans répit. La méthode de l’auteur s’avère d’ailleurs particulièrement payante lorsqu’il aborde les parties les moins connues de la vie de Godard, que ce soit son enfance et sa jeunesse ou l’après-68, lorsque le cinéaste abandonne les circuits traditionnels pour bricoler des films militants et  « maoïstes » (mettons des guillemets car les œuvres de Godard – c’est leur grand mérite- sont toujours parvenues à déplaire à ceux auxquels elles étaient a priori destinées). On découvre d’ailleurs l’incroyable renommée du cinéaste à cette époque de ruptures puisqu’il entame de véritables tournées à travers les campus américains où il est accueilli comme un oracle.

Si les éléments intimes et biographiques (les amours passionnels, les ruptures violentes, les tentatives de suicide…) éclairent de manière souvent passionnante certaines œuvres (l’exemple d’Alphaville tourné au moment du divorce avec Anna Karina est particulièrement frappant) ; le travail d’historien de De Baecque nous permet également de nous replonger dans les soubresauts d’une histoire contemporaine dont Godard fut l’un des témoins (voire l’un des acteurs) majeurs : La guerre d’Algérie (Le petit soldat), l’avènement de la société de consommation, Mai 68, la radicalisation de l’extrême gauche, le conflit israélo-palestinien, la chute de l’URSS et du bloc de l’Est, Sarajevo… Il nous fait revivre de la même manière le bouillonnement d’une époque où les partis pris étaient très tranchés autour du nom de Godard tandis qu’il fait désormais un certain consensus mais ne suscite plus qu’une indifférence polie (c’est son drame).

 

Au final, cette biographie s’avère assez complète et donne, comme tout bon livre consacré au cinéma, une furieuse envie de revoir les films de Godard. Et peut-être même de se plonger dans l’autre copieuse somme consacrée au cinéaste et signée Richard Brody. De Baecque cite pas mal Brody qui vient d’être traduit en français. Nous en reparlerons peut-être un jour…    


 

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