L'esprit de la ruche
La maison de la radio (2012) de Nicolas Philibert
Dès la première séquence, Nicolas Philibert nous plonge dans le bain : une multitude de voix qui se chevauchent et annoncent les informations. Le débit est rapide, avec ce ton journalistique caractéristique, mais Philibert s'intéresse davantage au bourdonnement que produit cette grande ruche qu'à ce qui est dit. Peu à peu, il va prendre de la distance par rapport à ce brouhaha pour nous immerger dans cet univers singulier en passant d'une « cellule » à une autre.
La réussite du film est que le cinéaste ne cherche jamais à faire un film « sur » la radio mais avec la radio de la même manière qu’ Être et avoir n'était pas un film sur l’Éducation Nationale (l'idée même me donne des frissons!) mais un film avec un instituteur et ses élèves, que Le pays des sourds n'était pas un film sur le handicap mais avec des sourds ou encore que La moindre des choses n'avait rien d'un film sur la folie mais avec les patients d'une clinique spécialisée...
Comme dans ses autres films, Philibert tente de trouver une épine dorsale à son film en regroupant des séquences disparates qui pourraient constituer une sorte de journée « virtuelle » à Radio France. Cette mini-dramaturgie que l'on retrouve dans la plupart de ses films (la pièce de théâtre à monter dans La moindre des choses ou Qui sait ?, le déroulement de l'année scolaire dans Être et avoir) permet de donner au film une narration qui le distingue d'un anonyme reportage didactique (pas de commentaires chez Philibert) : La maison de la radio est avant toute chose un film de cinéma.
Un des écueils qu'évite le cinéaste, c'est la curiosité, bien légitime pour un auditeur de la radio (que je ne suis pas), de mettre des visages sur des voix connues. De la même manière, les stars qui arpentent régulièrement les couloirs de la maison de la radio (nous croiserons Umberto Eco et Jean-Claude Carrière, Edgar Morin et Annie Ernaux) auraient pu donner la tentation d'un film « people ». Philibert frise cette impasse le temps d'une séquence (la moins intéressante du film) où il laisse parler Philippe Vandel à la caméra. Dans la mesure où le visage de l'animateur est connu et qu'il se contente de dévoiler des vérités qu'un enfant de 5 ans pourrait comprendre, le passage paraît un peu anecdotique. Vandel nous explique, en fait, la magie du montage qui lui permet de se planter et de reprendre en coupant et en collant ses prestations. Si le cinéaste a gardé ce moment, c'est sans doute parce que La maison de la radio est un grand film de « montage ». Lorsqu'il passe de la répétition d'une chanson où le réalisateur invite l'artiste à reprendre dans un souci de perfectionnisme à l'enregistrement d'une pièce radiophonique avec Eric Caravaca où la metteur en scène croit avoir entendu un bruit de fond ; Philibert rapproche deux moments assez similaires qui font sens et donnent une certaine idée de « l'esprit » qui règne dans cette maison de la radio. De la même manière, lorsqu'il passe d'une séquence (très drôle) sur le Jeu des 1000 euros au tempo très particulier d'Alain Veinstein dans Du jour au lendemain ; il joue sur les contrastes et la diversité de ce qui se joue dans cette ruche.
Ce jeu de contrastes entre les scènes fait la richesse d'un film qui est parfois très drôle (cette rédactrice en chef qui commente les faits divers : je recommande ce moment assez hilarant où il est question de sardines mortes et d’anchois!), parfois étonnant (cette extraordinaire journaliste aveugle), parfois émouvant (Annie Ernaux évoquant, chez elle, sa solitude).
Ce qu'il y a de passionnant dans La maison de la radio, c'est qu'à travers cette grande maison de fous, Philibert parvient à réaliser une sorte de condensé de toute son œuvre : du reportage sur le Tour de France qui rappelle ses premiers courts-métrages (Vas-y Lapébie!) à son obsession pour le théâtre et la parole qui éclate une fois de plus ici. Il réalise une fois de plus un grand film sur la voix et le langage. Du langage stéréotypé des journaleux aux tempos les plus singuliers (Veinstein), le cinéaste s'attarde avec bonheur sur ces voix, ces accents (allemand, marocain, andalou...), ces musicalités. De la même manière, la musique occupe une grande place dans le film et participe à la singularité d'un projet qui laisse de côté le « sens » (Philibert, venu présenter son film, nous a dit à quel point il voulait éviter de filmer « l'actualité » et son caractère, de toute manière, très éphémère) pour s'intéresser à l'extrême diversité des sons (de la chanteuse pop au bricoleur de génie qui invente des instruments avec des objets recyclés).
Comme dans ses autres films, le cinéaste ne cherche pas non plus à filmer un quelconque « résultat » mais des individus au travail. Comme dans La ville Louvre où Philibert ne s'intéressait pas à la peinture et à l'histoire de l'Art, il ne s'intéresse pas vraiment à la radio dans La maison de la radio mais aux gens qui la font vivre, de la vedette (rassurez-vous : on n'apercevra Audrey Pulvar qu'une fraction de secondes!) jusqu'aux techniciens. Il y a quelque chose d'assez passionnant à voir ces gens travailler (les répétitions pour la pièce radiophonique où celle qui dirige à un visage très expressif ou encore cette dame sévère qui commente avec beaucoup de dureté les essais d'une nouvelle recrue) et Philibert a suffisamment de talent pour laisser sa caméra s'attarder sur les visages (ce preneur de son égaré en pleine forêt, la jeune écrivain que reçoit Veinstein...) pour nous faire partager le quotidien de ces gens.
Comme toujours chez Philibert, il y a une part d'utopie dans ce film. On lui a suffisamment reproché sa vision trop « idéaliste » de l'école dans Être et avoir alors que jamais le cinéaste n'a prétendu qu'il fallait tirer des généralités de ses œuvres. Il ne déforme pas le Réel : il se contente de l'appréhender sous un angle particulier qui est celui d'une possibilité de créer des choses ensemble. Il n'y aura donc aucune trace des conflits qui ont pu secouer Radio France avec l'arrivée, entre autres, du méprisable Philippe Val mais seulement cette utopie d'une certaine solidarité permettant au groupe de « progresser » (à l'instar des sourds dans Le pays des sourds, des « fous » dans La moindre des choses ou des écoliers d’Être et avoir...) et de créer ensemble.
Cette utopie n'a rien de « forcée » : elle participe d'un désir du cinéaste de faire un pas vers l'altérité. Et c'est ce regard « optimiste » sans béatitude qui rend si précieux le film de Philibert...
NB : Pour un petit panorama de l'oeuvre complète de Philibert, on pourra se reporter au texte que j'avais écrit pour Kinok.