L'évaporation de l'homme
Le congrès (2013) d'Ari Folman avec Robin Wright, Harvey Keitel
Quels points communs entre le premier film d'Ari Folman Valse avec Bachir, chef-d’œuvre absolu, et ce deuxième long-métrage s'inscrivant dans un genre précis, la science-fiction ? Si nous étions dans une revue sérieuse, nous dirions que les seules similitudes proviennent de cette manière qu'a le cinéaste de jouer avec différents « régimes d'image » mais comme je déteste cette expression, je vous l'épargnerai (du moins en partie!).
Pourtant, il faut repartir de Valse avec Bachir, de ces images d'actualité finales sur le massacre de Sabra et Chatila justifiées par le recours à une heure trente d'images animées, d'un récit naviguant entre le témoignage individuel et les reconstitutions aléatoires de la mémoire.
D'une certaine manière, le cinéma de Folman suit les traces de celui de Resnais : chez ces deux cinéastes, l'image est toujours travaillée, modifiée et reconstruite par le cerveau, la mémoire et l'oubli. Les images de la guerre au Liban de Valse avec Bachir étaient à la fois des réminiscences personnelles mais également « fictionnelles » puisque certaines scènes venaient directement d'Apocalypse now ou de Full metal jacket.
On retrouve ces réminiscences cinématographiques dans la partie animée du Congrès où des individus se changent, à leur guise, en John Wayne, Marilyn Monroe ou Clint Eastwood. Si le récit s'inscrit pleinement dans le schéma classique du film d'anticipation, il part encore de la réalité. Robin Wright incarne son propre rôle, celui d'une comédienne prometteuse (il est question de ses débuts cinématographiques dans Princess Bride et Forrest Gump) qui a enchaîné les bides et finalement raté sa carrière. Son agent et le directeur du studio Miramount lui proposent alors de se faire scanner. Il ne restera dès lors d'elle qu'une image qu'ils pourront utiliser à leur guise tandis qu'elle coulera des jours heureux en touchant les cachets. Après quelques tergiversations, l'actrice accepte, ce qui nous voudra sans doute la plus belle séquence du film ; celle où la machine tente de numériser chacune de ses émotions. Ce que fait l'ordinateur n'est finalement pas très différent de ce que firent dès le début les appareils du cinématographe : emprisonner l'image d'un individu grâce à de la lumière.
Cette séquence conclue également la première partie, « réelle » du film (environ 50 minutes). La suite se déroule 20 ans après. Robin Wright est invitée à un congrès où elle peut voir les extraits des exploits de son avatar devenu superstar. D'autres innovations sont annoncées : la transformation de l'acteur en substance chimique permettant à toute personne ingurgitant ces gélules d'inventer son propre scénario, son propre film.
Pour décrire cet univers, Ari Folman a recours à l'animation et c'est là, à mon sens, que le bât blesse. D'une part, parce qu'on a du mal à admettre la disparition de Robin Wright, jusque là assez époustouflante. J'ignore si cette frustration fait partie du projet du cinéaste (montrer qu'une créature virtuelle n'aura jamais autant d'aura, de vérité, de beauté et d'émotions qu'une actrice de chair et de sang) mais toujours est-il que l'univers débridé qu'il voudrait décrire, projection mentale d'imaginations folles, paraît finalement un peu étriqué. Ces tableaux psychédéliques aux couleurs criardes (assez laids, reconnaissons-le) finissent paradoxalement par empêcher toute imagination chez le spectateur et à l'emprisonner dans des visions assez convenues.
Ce qui séduit alors, c'est le propos et le prolongement des expériences menées par Ari Folman dans Valse avec Bachir sur ce que Deleuze appelait les « images cristal ». Plutôt que d'opposer de manière un peu basique le monde réel, tangible au monde des images, forcément trompeuses (un retour assez surprenant à la « réalité » montre que le mythe platonicien de la Caverne n'est quand même pas une piste à négliger) ; le cinéaste montre comment toute image, y compris « réelle » est le fruit d'une construction mentale où se mêlent des faits « réels » et toutes les transformations que leur font subir la mémoire, les rêves, l'oubli : « On appelle ainsi cristalline une description qui vaut pour son objet, qui le remplace, le crée et le gomme à la fois et ne cesse de faire place à d'autres descriptions qui contredisent déplacent ou modifient les précédentes ».
Comme dans Valse avec Bachir où la mémoire du héros était constamment trahie et recomposée par de multiples images (de fictions, de rêves, de souvenirs reconstruits), Folman parvient à créer un univers où les images deviennent poreuses, ne semblent à la fois plus liées à aucune réalité (l'angoisse du « tout-virtuel ») et en même temps le fruit de projections mentales et d'imaginations débordantes qui sont le lot commun de n'importe quelle « image ».
Tout le projet semble avoir été monté pour arriver à une scène finale mélodramatique et assez bouleversante (les trois moments marquants du film sont la séquence d'ouverture, la séquence où l'héroïne se fait scanner et le finale), signe que cette plongée dans le virtuel n'avait qu'un seul objectif : renouer un fil défait (je n'en dis pas plus) et ramener Eurydice des Enfers (tiens, encore Resnais!).
Les réserves que j'ai énoncées plus haut m'ont empêché d'adhérer totalement au Congrès. Néanmoins, il s'agit d'un film passionnant qui confirme l'importance que le cinéaste Ari Folman est en train d'acquérir au cœur de la planète cinéma.