Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010) d’Apichatpong Weerasethakul

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De Pedro Costa à Haneke en passant par Albert Serra, Steve MacQueen ou Christian Mungiu ; on voit bien se dessiner les contours, même si c’est d’une manière assez différente, d’une nouvelle « norme » d’un cinéma d’auteur mondial de plus en plus friand de longs plans-séquences extrêmement composés et souvent fixes. Vu sous cet angle, le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul pourrait leur être apparenté. Sauf que de Blissfully yours à cet Oncle Boonmee en passant par Tropical malady, il y a une sorte d’évidence dans ce cinéma qui lui fait toujours éviter le côté «coup de force» que peuvent avoir les films des cinéastes cités et les afféteries d’une esthétique sur-signifiante et bien trop consciente de ses effets (Cf. la lourdeur de films comme Hunger ou Le ruban blanc).

Je n’ai pas encore lu les critiques concernant cette Palme d’or du dernier festival de Cannes (chapeau Tim Burton !) mais j’ai trouvé que Jean-Marc Lalanne en avait fort bien parlé au Masque et la Plume.

D’une certaine manière, Oncle Boonmee est effectivement un film qui peut se rapprocher des Fraises sauvages de Bergman : au seuil de la mort, un vieil homme se souvient de son passé et voit son entourage proche revenir à lui sous forme de fantômes : sa femme décédée une quinzaine d’années auparavant, son fils disparu… Comme chez le maître suédois, le cinéaste a recours à l’onirisme pour évoquer ces derniers moments, laissant parfois même son film dériver vers des contrées inconnues qui apparaissent comme des parenthèses étranges et fascinantes dans la narration (l’épisode sublimement beau de la princesse et du poisson-chat). Pour Lalanne, la force de Weerasethakul résiderait dans le fait qu’il ne cherche jamais à « faire peur » aux spectateurs comme pouvait le faire Bergman (ce qui se discute d’ailleurs : un film comme Cris et chuchotements étant effectivement assez « terrorisant » mais je trouve que Les fraises sauvages reste un film « léger »). Chez le cinéaste thaï, la mort n’est pas une échéance terrifiante mais quelque chose que Boonmee accueille avec une certaine bonhomie (si l’on me pardonne le mauvais jeu de mots) et qui rend évidente pour le spectateur l’arrivée de spectres ou de singes aux yeux rouges. Cette « simplicité », on la retrouve dans une mise en scène totalement ouverte, qui accueille en son sein un spectateur heureux d’effectuer le voyage à condition d’accepter un rythme qui, effectivement, n’est pas celui des blockbusters hollywoodiens.

Pour ma part, ce qui rend si beau le film, c’est son absence totale de psychologie (et c’est là où, selon moi, il se démarque le plus de Bergman). Il n’y a absolument rien de « rationnel » dans Oncle Boonmee et le voyage qu’il nous propose est davantage « cyclique » que chronologique : le passé fait son apparition au cœur même du présent et c’est même parfois l’avenir qui pointe le bout de son nez. La mort n’est plus alors considérée comme une fin mais comme un passage vers autre chose, un autre monde qu’une caméra incroyablement inspirée tente de nous faire toucher, à l’image de cette belle déambulation au cœur d’une grotte qui rappelle aussi bien Lynch (le bourdonnement sourd et continu de la bande-son, des images aux confins de l’abstraction et de la minéralité) que Le voyage au centre de la terre de Verne. Même si on est totalement hermétique aux religions et philosophies extrême-orientales, aux notions de karma et de réincarnation (c’est mon cas, je le confesse) ; on ne peut qu’être fasciné par la manière dont Apichatpong nous prend par la main pour nous perdre au cœur de sa jungle et de ce parcours autant initiatique qu’onirique.

Il faudrait maintenant des pages et des pages pour décrire la splendeur de ses plans (encore une fois, cette princesse se mirant dans l’eau près d’une cascade est sans doute ce que l’on a vu de plus beau au cinéma depuis très longtemps), la manière qu’a le cinéaste d’enregistrer le pouls de la nature et du monde. Et encore une fois, d’une façon très « simple ». Ses plans respirent et irradient sans aucune afféterie, sans cette impression d’un cinéaste qui assène ses intentions à coups de cadrages tirés au cordeau et de plans-séquences savamment étirés. Chez Weerasethakul, tout est beau et sensuel au sens premier du terme : tous les sens du spectateurs sont mis en éveil à chaque plan. Et même si ce cinéma de « sensations » peut dérouter dans un premier temps, il ne fait finalement que traiter d’émotions et d’affects que nous avons tous pu un jour ressentir : la peur de vieillir, le temps qui passe, la confrontation avec la mort, le dialogue avec des êtres chers disparus…

A partir du moment où l’on accepte d’être désorienté et d’oublier un peu toute rationalité occidentale ; Oncle Boonmee s’avère être l’une des plus belles invitations au voyage que l’on ait vues depuis longtemps…

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