L'horreur est humaine
Shutter island (2009) de Martin Scorsese avec Leonardo DiCaprio, Mark Ruffalo, Ben Kingsley, Max Von Sydow
Le cinéma de Scorsese est en train de changer. Depuis le semi échec d’Aviator, le cinéaste semble avoir mis un terme (provisoire ?) aux parcours de ses héros « christiques » allant de la gloire jusqu’à la rédemption en passant par la case déchéance. Trajectoires ayant donné lieu aux chefs-d’œuvre que l’on sait (Taxi driver, Raging bull, les affranchis, Casino) mais également à des films ratés et boursouflés (La dernière tentation du Christ, Cape fear) ou tout simplement bancals (Gangs of New York, Aviator).
Avec Les infiltrés, Scorsese renouvelait son inspiration et trouvait un nouveau souffle en allant puiser dans le cinéma de Hongkong : le « héros » scorsesien se dédoublait et un soupçon de doute généralisé irriguait l’œuvre entière.
Ce sentiment de doute, cette ambiguïté permanente caractérisant des personnages aux multiples facettes, on les retrouve dans Shutter island, adaptation parfaitement réussie d’un thriller de Dennis Lehane.
Au milieu des années 50, deux marshals se rendent en ferry sur une île isolée abritant un ancien fort reconverti en clinique psychiatrique pour les criminels les plus dangereux. Teddy Daniels (Leonardo DiCaprio) et son coéquipier Chuck débarquent afin de mener une enquête sur la disparition d’une patience internée en ces lieux pour avoir noyé ses trois enfants…
En dire plus, c’est déflorer une intrigue solidement charpentée qui happe le spectateur dès les premiers plans pour ne plus le lâcher. Un des plaisirs du film vient, en premier lieu, de ce récit alambiqué, bourré de chausse-trappes et de rebondissements spectaculaires.
Mais au-delà de l’efficacité du thriller concocté avec maestria par Scorsese, Shutter island est un grand film sur la notion de point de vue.
Très vite, on réalise que Teddy a accepté cette enquête pour retrouver l’assassin de sa femme, un pyromane ayant provoqué l’incendie dans lequel l’épouse de l’agent fédéral a trouvé la mort. Le personnage se charge alors d’une certaine ambiguïté : s’agit-il pour lui de faire son travail ou de se venger ? A la mort de cette épouse s’ajoute des images qui surgissent comme autant de réminiscences du passé de Teddy : celle des camps de la mort qu’il a libérés avec d’autres soldats américains.
Il y a un moment très perturbant dans Shutter island et qui vient d’ailleurs de ces images résurgentes : un long travelling latéral qui nous montre les soldats américains (y compris Teddy) se venger et mitrailler les gardes allemands de Dachau. J’ai immédiatement songé, à ce moment, à la fameuse polémique autour du « travelling de Kapo ». Scorsese fait un peu la même chose puisqu’en plaçant sa caméra derrière les gardiens du camp, il nous offre le point de vue des bourreaux « objectifs » de l’Histoire (les nazis) mais qui se retrouvent ici dans la peau des victimes abattues comme des animaux.
Il ne s’agit pas pour Scorsese, bien entendu, de mettre sur le même plan les millions de morts dans les camps nazis et cette fusillade vengeresse mais de montrer qu’il y a un moment où tout peut basculer au cœur même de la nature humaine : le bourreau peut se changer en victime (et vice-versa) et l’être « sain » sombrer dans la folie.
Shutter island est construit autour de ce basculement constant du point de vue qui finit, comme dans Les infiltrés, par brouiller tous les repères et donner une densité et une opacité à tous les personnages. L’ambiguïté ne vient pas d’une juxtaposition de scènes contradictoires (comme dans Gran Torino où le personnage interprété par Clint Eastwood est d’abord tout « noir » avant de finir tout « blanc ») mais elle au cœur même de la mise en scène et de ce jeu sur le point de vue. Dès le début du film (le malaise de DiCaprio sur le ferry et la brume qui annonce la tempête), le film met en place une construction « mentale » du récit que Scorsese ne va pas cesser d’opacifier. Il le fera par le biais de scènes oniriques assez inédites dans son œuvre, parfois à la limite du kitsch mais qui finiront par trouver leur explication lors de la résolution finale de l’intrigue (du coup, ces cauchemars un peu trop « vifs » se révèlent très beaux).
On se souvient que dans Les infiltrés, les personnages comparaient l’Amérique à une « nation de rats ». Or on retrouve dans une scène assez saisissante ces rats qui sortent de nulle part (tous les vieux démons du personnage ? de l’Amérique même ?) et qui envahissent tout l’espace. Cette image dit bien que l’ambiguïté que le cinéaste confère à son héros se généralise à un univers beaucoup plus vaste. Sans entrer dans les détails, Teddy et Chuck réalisent très vite que les médecins du lieu mettent de la mauvaise volonté pour les aider dans leurs investigations. Ils soupçonnent alors un complot généralisé et émettent l’hypothèse que l’hôpital pourrait servir à couvrir des expérimentations sur le cerveau en ces temps de guerre froide…
Là encore, il s’agit d’un basculement de point de vue : tout se passe si comme les horreurs nazies auxquelles avaient assisté Teddy recommençaient dans son propre pays au nom de l’anti-communisme…
Difficile d’en dire plus mais ceux qui connaissent le dénouement du film savent de quelle manière Scorsese ne cesse de basculer d’un point de vue à un autre et d’inscrire au cœur de sa mise en scène une ambiguïté fondamentale qui est celle de la nature humaine.
Il le fait dans le cadre d’un thriller horrifique où il prouve également qu’il n’a pas perdu sa capacité de filmer (voir la superbe séquence dans le fort le mieux protégé de l’île où se trouvent les détenus les plus dangereux). Avec ses médecins inquiétants et ces lieux reclus (phare isolé, grottes sombres, cellules sous éclairées…), Shutter island est aussi un grand film expressionniste, parfaitement soutenu par l’interprétation habitée de Leonardo DiCaprio.
A la sortie du film, le spectateur n’a qu’une envie puisqu’il connaît les tenants et aboutissants de l’intrigue : y retourner pour démonter minutieusement les mécanismes diaboliques d’une mise en scène vertigineuse nous plongeant au cœur des ténèbres ou, plus simplement, au cœur de la nature humaine…