La dernière séance
Jean Douchet analyse Vivre sa vie de Jean-Luc Godard au cinéma Devosge de Dijon (2011) de Gérard Courant avec Jean Douchet
Inutile de présenter la teneur du film de Gérard Courant puisque tout est contenu dans le titre de ce nouvel épisode des Carnets filmés, entreprise prométhéenne qui ravira aussi bien les cinéphiles des temps futurs que les sociologues et anthropologues qui pourront puiser dans ces archives cinématographiques comme dans une mine d'or.
A l'occasion de la rétrospective qui lui a été consacrée à Dijon, Gérard Courant s'est vu offrir une « carte blanche » par la Cinémathèque de Bourgogne et a invité Jean Douchet à venir analyser le film de Jean-Luc Godard Vivre sa vie (un des plus beaux du cinéaste, pourtant peu avare en chefs-d’œuvre).
Quiconque a eu la chance d'écouter Jean Douchet parler d'un film sait à quel point la parole du critique est précieuse et qu'il n'est pas inutile de la fixer sur pellicule (ou sur une bande vidéo comme ici). Douchet est un équilibriste qui avance sans filet : il n'a visiblement aucunement préparé son intervention mais il parvient pourtant à analyser en profondeur l’œuvre de Godard, une idée en faisant jaillir une autre, et les (rares) interventions des spectateurs lui permettant de rebondir, de digresser, de faire progresser une pensée jamais figée et toujours passionnante.
Mais plus que le contenu, c'est également la forme de ce « carnet filmé » qui séduit. Contrairement à ce que l'on pourrait parfois penser, Gérard Courant ne se contente pas de filmer au petit bonheur la chance avec sa caméra vidéo comme un quelconque vidéaste amateur. Ses films sont travaillés et même les quelques « scories » qui peuvent subsister font partie de son projet.
Ici, il divise son écran en quatre : en haut à gauche, les images de Douchet parlant du film de Godard, en dessous, le Cinématon du critique réalisé en 1979, en haut à droite de l'écran, le mythique Cinématon de Godard et en bas à droite, la compression de Vivre sa vie. Ce dispositif, qui pourrait paraître un peu artificiel produit des effets étonnants.
Effets de rimes lorsque Douchet dans son lit se tourne vers le côté gauche de l'écran tandis que Godard regarde hors-champ vers la droite du cadre.
Effets de circulation puisque les quatre écrans semblent communiquer entre eux et tisser un ensemble de correspondances. C'est d'autant plus frappant lorsque Douchet explique les correspondances dans Vivre sa vie entre Godard, Karina, Dreyer et sa Jeanne d'Arc que Nana est en train de regarder. La cinéphilie, pour Douchet, est cet « art d'aimer » qui passe avant tout par la parole et la circulation entre les hommes et les œuvres. Ce que capte Courant à travers son dispositif, c'est ce lien « cinéphilique », ce passage de relais qu'effectue le critique entre l’œuvre de Godard et les spectateurs.
C'est après cette rencontre riche qu'on découvre alors un plan fort mélancolique. Courant filme les rares spectateurs de la salle sortir tandis qu'en surimpression, on retrouve le plan d'Anna Karina pleurant face au chef-d’œuvre de Dreyer. Cette salle presque vide marque justement la rupture de ce lien cinéphile aujourd'hui. D'un côté, les pratiques cinéphiles ont totalement éclaté (jamais on a autant écrit sur le cinéma et n'importe qui peut désormais donner son avis sur un film sur Internet : c'est la détestable « culture » AlloCiné) ; de l'autre, le cinéma en tant qu'art et objet de réflexion n'intéresse plus guère. On consomme du cinéma plutôt qu'on ne le vit : que ce soit sa version pop-corn et grosses machines hollywoodiennes ou sa version « culturelle » (on va voir le dernier film adoubé par Télérama ou Libération, ce qui explique le succès de ces films d'auteur « porteurs » qui peuvent être très biens -Almodovar, Kaurismäki- mais qui ne font plus l'objet d'un discours cinéphile. Ce sont des produits culturels qu'il faut avoir vus comme il faut absolument aller faire la queue dans les musées pour aller voir la dernière exposition à la mode).
D'une certaine manière, ce « carnet filmé » de Courant prend acte de la mort d'une certaine idée de la cinéphilie (les classiques n'intéressent plus) et de la rupture d'un lien que la parole de Douchet tente pourtant, vaille que vaille, de raccommoder...