Nymphomaniac (2013) de Lars Von Trier avec Charlotte Gainsbourg, Stacy Martin, Shia LaBeouf, Uma Thurman, Willem Dafoe, Jean-Marc Barr, Christian Slater

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J'ai attendu d'avoir vu les deux volumes de ce film pour pouvoir enfin tenter d'écrire quelques mots dessus. Cette coupure n'est pas forcément la bienvenue : le volume 2 étant beaucoup plus violent et éprouvant que le premier, c'est peut-être un peu plus difficile d'être cueilli à froid par les images que nous propose Lars Von Trier. Toujours est-il qu'il s'agit incontestablement de son meilleur film depuis Les idiots et que ce film fleuve est un objet assez unique dans le paysage du cinéma contemporain.

Le film débute un peu à la manière de La fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau : un vieil homme, Seligman, découvre gisant sur le sol une femme évanouie et meurtrie. Il l'emmène chez lui et elle lui raconte son histoire. En huit chapitres, elle ne lui cachera rien de sa vie sexuelle débridée puisqu'elle se qualifie elle-même de nymphomane.

Chaque épisode romanesque est prétexte à des digressions plus ou moins savantes autour du désir, des mathématiques, de la théologie, des symboles... Lars Von Trier navigue entre un objet théorique qui évoque parfois le cinéma de Resnais et ses études comportementalistes (on pense à Mon oncle d'Amérique lorsque arrive le chapitre où la « chasse à l'homme » réalisée par les deux copines dans un train est mis en parallèle avec les techniques de pêche) ; et un véritable désir de fiction, de romanesque.

Chaque chapitre apparaît comme un véritable laboratoire où le cinéaste expérimente, teste les limites, change de registre (la scène avec les étalons Noirs est assez drôle), ose le trivial, le cru, le sentimental (les séquences entre Joe et son père sont d'une rare émotion).

Nymphomaniac apparaît aussi comme un film-somme où l'on retrouve des réminiscences de toute l’œuvre du cinéaste : son formalisme exacerbé qui éclate à certains moments (la séquence d'ouverture est époustouflante), des souvenirs de Breaking the waves avec le petit short rouge que porte l'un des deux amies dans le train et lorsque Jérôme pousse sa femme insatiable dans les bras des autres parce que l'amour est abnégation et doit faire passer la satisfaction de l'autre en premier, un « remake » de la séquence d'ouverture d'Antichrist (l'enfant qui s'approche dangereusement de la fenêtre tandis que la mère est absente et que retentit en bande-son le prologue de l'opéra d'Haendel Rinaldo)...

 

L’œuvre apparaît en premier lieu comme un superbe portrait de femme et de ses désirs. Mais comme l'affirme très justement Stéphane du Mesnildot sur son blog : « Lars von Trier a l’intelligence de ne pas faire une étude de la sexualité féminine. Le film est donc irréductible à un dossier de Psychologie magazine. C’est un portrait féminin déstructuré. ». Plutôt que de tenter d'éclaircir la personnalité de Joe, le cinéaste ne va cesser d'épaissir le mystère, de suivre quelques pistes pour les abandonner, les remettre en question, de jouer sur l’ambiguïté. D'une certaine manière, il explore tous les recoins du désir et du plaisir, y compris les zones les plus sombres et les plus refoulées.

Lars Von Trier montrera successivement le caractère anarchique et libérateur du désir (les scènes incandescentes du train), son caractère obsessionnel, sa dimension fantasmatique y compris dans ce que ces fantasmes peuvent avoir de stéréotypé (certains se sont offusqués de la séquence avec les Noirs alors qu'elle relève clairement d'un jeu avec les clichés), sa dimension mystique (certaines séquences mêlant sexe et effroi évoquent la vision tourmentée et presque « religieuse » de la sexualité chez Georges Bataille), sa dimension masochiste (l'amour et le sexe ne vont pas sans souffrance) et le poids de culpabilité que fait peser la société et un héritage chrétien sur ces désirs.

On l'aura compris, le film est d'une complexité et d'une richesse folle, le cinéaste se plaisant d'ailleurs à retourner comme une crêpe chaque « thèse » qu'il semble avancer. A ce titre, la scène avec le « pédophile » (Jean-Marc Barr) est l'une des plus hallucinantes et l'une des plus dérangeantes (le mot a été galvaudé par tous les ronds-de-cuir de la « subversion » institutionnalisée mais ici, il est adéquat) qu'il m'ait été donné de voir depuis très longtemps.

A ce moment du film, Joe est employée pour recouvrir des fonds chez des particuliers par des méthodes assez brutales. Elle fait s’asseoir Jean-Marc Barr, déculotté, et lui raconte toutes les situations érotiques imaginables. L'homme ne « réagit » que lorsqu'elle parle d'un petit garçon en short... Quand la jeune femme raconte cette histoire, Seligman (qui est un peu le « spectateur » du récit) s'offusque et souhaite qu'elle ait dénoncé l'ordure. Or Lars Von Trier, par le biais de Joe, montre que les choses ne sont pas aussi simples. Ce que dit le cinéaste, c'est que la pédophilie est un fantasme que l'on peut réprouver à titre « moral » mais qu'il ne faut pas confondre avec les 5% de ceux qui ne le répriment pas et qui passent à l'acte (et qui pour le coup ne sont pas des « pédophiles » mais des criminels puisqu'en AUCUN cas, un enfant peut être consentant pour des jeux sexuels avec des adultes). Il rejoint à ce moment Robbe-Grillet (notamment dans C'est Gradiva qui vous appelle) qui exaltait la puissance de l'imagination et du fantasme même dans ce qu'ils pouvaient avoir de plus tabous et de secrets.

Il me semble que Nymphomaniac se situe sur ce même plan : un éloge du fantasme et de la liberté absolue du créateur, de la fiction. Les passages qui peuvent paraître un peu gratuits sur le « politiquement correct » participent à cette même idée que la mise au ban de certains mots (« nègre » dans le cas présent) sont des atteintes à une certaine liberté humaine (on n'élimine pas un problème en éliminant les mots ou en les remplaçant par une « novlangue » cybernétique : le SDF qui remplace « clochard », par exemple!).

Interdire les fantasmes peut avoir cet effet pervers comme le suggère de manière ambiguë le finale du film (dans le noir, comme le prologue, donnant à l’œuvre une forme circulaire) car les belles déclarations d'intention n'empêcheront jamais les affres de la pulsion et du désir.

 

Il y a du Sade chez Lars Von Trier. Pas forcément pour les séquences les plus clairement « sadiques » (les jeux de Joe chez le mystérieux K (Jamie Bell) qui s'avèrent particulièrement éprouvantes mais dans cette idée d'une absolue liberté de l'Art et du créateur qui peut TOUT imaginer, montrer et dire par le biais de la fiction. A ce titre, le cinéaste ose tout sans se soucier de la vraisemblance : en trois ans, Stacy Martin se change en Charlotte Gainsbourg alors qu'elles ont réellement 18 ans d'écart et qu'elles ne se ressemblent pas vraiment, il multiplie les faux-raccords, les flous mais ce style haletant offre aux spectateurs de nombreuses émotions, le perturbe et lui fait sonder les abîmes de la nature humaine et de ses pulsions les plus enfouies, les plus incontrôlables.

 

Alors oui, Lars Von Trier nous propose une vision extrêmement noire de l'humanité que l'on pourra qualifier de misanthropie. Et alors ? Est-ce que l'humanité a prouvé qu'elle était aimable et qu'elle méritait un meilleur traitement ? D'autant que certaines séquences (la mort du père, le rapport à l'enfant...) montrent que le cinéaste sait également nous émouvoir face au désarroi de l'être humain face à son destin, à l'absurdité de sa condition et de son impuissance absolue face à la mort.

 

On l'aura compris : Nymphomaniac est un film riche et dense et une seule vision n'épuisera pas toutes les interprétations possibles. C'est un film dur, violent, nihiliste mais c'est également une œuvre absolument libre, un laboratoire d'expérimentations et la preuve que le cinéma peut encore arriver à nous surprendre et nous bouleverser...

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