Hollywood classique : le temps des géants (2009) de Pierre Berthomieu (Rouge Profond. 2009)

 Berthomieu

C'est entendu : Hollywood classique représente une superbe somme sur l'histoire du cinéma américain et une réflexion constamment passionnante et stimulante sur le classicisme hollywoodien. Quiconque a eu l'occasion d'écouter les analyses de Berthomieu en supplément de certains DVD (ceux de Douglas Sirk ou Mitchell Leisen en particulier) sait que le critique et historien est un parfait érudit et que sa manière de décrypter les images est incroyablement lucide et pertinente.

C'est donc avec un grand plaisir qu'on se plonge dans cet ouvrage dense et pointu qui passe en revue près de 60 ans d'histoire du cinéma américain. Et si on excepte une iconographie un peu décevante (les photos ont souvent la taille de timbres-poste) mais qu'on ne peut imputer qu'à la taille d'un ouvrage qui fait déjà plus de 600 pages ; le résultat est impeccable et constitue d'ores et déjà une référence.

 

Il ne s'agit donc pas ici de « critiquer » cet essai monumental (ce qui serait bien présomptueux) mais de poser quelques questions relatives à la thèse que développe Berthomieu qui, me semble-t-il, lui fait fabriquer de nouvelles « hiérarchies » qui me semblent parfois un peu injustes.

En simplifiant à l'extrême, il faut savoir que l'essayiste cherche ici à analyser l'histoire du cinéma hollywoodien non pas par le biais de la traditionnelle « politique des auteurs » (en gros, comment de grands cinéastes sont parvenus, malgré les contraintes de l'industrie et des studios, à imprimer un style personnel) mais à l'aune de ce qu'il appelle le « classicisme ». Or pour lui, ce classicisme ne dépend pas uniquement du bon vouloir du réalisateur mais d'un ensemble d'éléments aussi importants que la mise en scène. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il consacre un (très) long chapitre aux musiciens ayant travaillé pour Hollywood (Steiner, Alfred Newman, Victor Young...) ou qu'il réhabilite le décorateur William Cameron Menzies (pourtant médiocre cinéaste) qui travailla sur Autant en emporte le vent (Fleming), Pour qui sonne le glas (Wood) ou à la direction artistique de Duel au soleil (Vidor).

Cette approche est parfois extrêmement stimulante car elle permet d'envisager le classicisme comme un moment particulier du cinéma où les codes et stéréotypes du genre, la multiplicité des talents (réalisateurs, producteurs, scénaristes, décorateurs, musiciens...) s'inscrivent avant tout dans un vaste mouvement qui vise à la représentation d'un univers à la fois mythique et cohérent, obsédé par sa pérennité et sa chute. Berthomieu montre parfaitement comment Hollywood parvient à intégrer au sein même d'une esthétique « classique » (que l'on résume souvent à la limpidité des raccords et au désir des cinéastes de rendre leur mise en scène aussi fluide qu'invisible pour ne pas perturber le regard du spectateur) ce qu'il appelle des « dissonances » qui participent de la même manière à l'élaboration du style « classique ». Montrer ce que Welles peut avoir de classique et repérer ce qui chez Ford (ou d'autres) peut s'apparenter à des « dissonances » est indéniablement une approche novatrice et passionnante.

Pour tenter d'approcher au mieux de cette forme « classique », l'auteur procède de manière chronologique, parfois thématique (un chapitre intéressant sur le film noir où il s'appuie, un peu curieusement, sur Brian de Palma) ou s'attarde sur quelques cinéastes emblématiques. Ses analyses des œuvres de Ford, Hawks, Vidor ou Hitchcock sont admirables et donnent envie de revoir tous les films de ces cinéastes. Il cherche également à bouleverser les hiérarchies traditionnelles en louant plus que de mesure les œuvres de Henry King, Cecil B.DeMille, Mamoulian ou George Stevens.

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Maintenant, on peut se demander si Berthomieu ne tombe pas un peu dans le travers des critiques de « Positif », à savoir reproduire une certaine « politique des auteurs » en se contentant de changer les noms des cinéastes aimés. Quand Michel Ciment porte aux nues n'importe quel nanar sous prétexte qu'il est signé Losey, Boorman ou Rosi ; il ne fait qu'appliquer cette « politique des auteurs » qu'il a pourtant toujours voué aux gémonies. Berthomieu fait un peu la même chose lorsqu'il consacre des longues pages à des cinéastes assez médiocres (Wise, Sidney) alors qu'il ignore superbement d'immenses réalisateurs (quid d'Aldrich ou de Fuller, cités respectivement une et deux fois dans tout l'ouvrage ?).

De la même manière, en se focalisant sur une certaine forme « classique » qui unirait tout le cinéma hollywoodien, qu'il soit traditionnel (les grosses adaptations signées Sam Wood ou Victor Fleming) ou « moderne » (Hitchcock, Welles...), il oublie plusieurs pans de cette industrie. C'est particulièrement flagrant lorsqu'on constate la façon dont l'auteur oublie totalement le cinéma burlesque (Chaplin, Keaton, les frères Marx, Laurel et Hardy, Harold Lloyd, à peine cités ou WC.Fields, carrément oublié ), néglige certains pans de la comédie (Lubitsch, Cukor) et aborde la comédie musicale de manière biaisée (Minnelli est, lui aussi, assez négligé et ce sont les comédies « maniéristes » de Donen qui intéresse Berthomieu, d'avantage que ce sublime chef-d’œuvre qu'est Chantons sous la pluie).

On pourrait continuer assez longtemps l'énumération des cinéastes laissés de côté (Von Stroheim, Mankiewicz, Preminger, Ray...) et qui auraient pourtant mérité leur place dans cette somme.

 

Encore une fois, je ne porte pas de jugement sur le colossal travail de Berthomieu et je me contente de poser quelques questions (d'autant plus que la prétendue subversion des hiérarchies n'est pas forcément très nouvelle et qu'il y a bien longtemps que des cinéastes comme Curtiz ou King sont réévalués). Elles sont sans doute très réductrices par rapport à la richesse d'un ouvrage qui creuse certaines œuvres avec beaucoup d'acuité et qui adopte un point de vue très original. Il ne s'agit en aucun cas de dissuader mes lecteurs d'aller y jeter un œil (bien au contraire) mais de les inviter à donner leur opinion sur cette approche partiale de l'histoire de ce cinéma hollywoodien qu'on aime tant...

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