La tentation du malheur
Tess (1979) de Roman Polanski avec Nastassia Kinski
J’évoquais il y a peu, sur le blog de ma sœurette, de manière assez succincte et maladroite les liens paradoxaux et fructueux entre la littérature et le cinéma. La question de l’adaptation littéraire est aussi vieille que le septième art et, avec Tess, nous sommes au cœur du problème.
Quand il décide de transposer à l’écran le roman de Thomas Hardy Tess d’Urberville, Polanski vient de connaître le succès avec un polar maniériste impeccable (Chinatown) et un film français à la fois tordu et très personnel (Le locataire).
On peut s’étonner qu’il se soit tourné vers un projet comme Tess, apparemment moins personnel et surtout s’inscrivant dans des domaines où Polanski n’est pas forcément à l’aise : le drame passionnel, le lyrisme, le romanesque (voir, à ce titre, l’épouvantable adaptation d’Oliver Twist qu’il commettra 25 ans plus tard !)
Toujours est-il qu’il bénéficie, à cette occasion, d’un budget conséquent (le film est produit par Claude Berri) et qu’il lui faudra de longs mois de tournage pour venir à bout de cette fresque centrée autour d’un personnage de jeune fille aux origines modestes (Tess) qui découvre un beau jour qu’elle possède des ancêtres nobles. En voulant se rapprocher de cette branche de la famille, elle tombera sur un cousin qui abusera d’elle et la mettra enceinte avant de s’amouracher d’Angel, le fils d’un pasteur…
Le film possède de nombreuses qualités : une mise en scène soignée qui parvient à éviter les pièges de l’académisme (voir la manière dont Polanski se sert de ses longues focales pour faire le point, aux moments opportuns, sur l’un des deux personnages qui se partagent le plan à des moments clés du film), une photographie magnifique et une interprétation magistrale de la toute jeune Nastassia Kinski (qui ne retrouvera jamais un aussi beau rôle). Polanski compose son film comme une succession de tableaux et son art du cadrage évoque aussi bien la peinture anglaise des 18ème et 19ème siècles (Gainsborough, Turner…) que celle de Millet (quelques séquences dans les champs rappellent L’angélus).
Même si on ne retrouve pas vraiment les thèmes de prédilections du cinéaste (l’enfermement, la folie, l’absurdité du quotidien et l’humour noir…), on devine dans le personnage de Tess les éléments qui ont pu séduire Polanski : le flou relatif à ses origines, son inadéquation entre ses sentiments et les conventions sociales de l’époque, sa solitude et cette « tentation du malheur » qui la caractérise.
Malheureusement, le portrait assez beau qu’il nous livre de cette jeune femme orgueilleuse et accablée par le destin ne suffit pas pour susciter un intérêt permanent. Lorsqu’on songe aux romans britanniques de la fin du 18ème siècle et du 19ème siècle (Thackeray, Jane Austen, Emily et Charlotte Brontë, Thomas Hardy…), c’est l’image du feu sous la glace qui nous vient à l’esprit. Or le film de Polanski manque de lyrisme et de flammes. Si la mise en scène est intéressante, esthétiquement parlant, la conduite du récit manque un peu de souffle et demeure trop sage pour transporter. On peine à deviner la passion dans Tess et même le poids des conventions sociales ne paraît pas aussi pénible qu’il devrait l’être. On frise parfois l'écueil de la simple illustration et du beau livre d’images.
Nous sommes très loin, pour prendre un exemple similaire, du superbe Barry Lyndon adapté à l’écran par Stanley Kubrick où la puissance picturale n’entravait en aucune manière l’intensité romanesque et passionnelle.
Au bout du compte, Tess fait davantage songer à un James Ivory réussi (ceci dit sans le moindre mépris) : tout est parfaitement soigné et réglé mais il manque les débordements de la passion et la fièvre, un souffle romanesque pour transcender une succession d’évènements manquant parfois un peu d’envergure.
Pas tout à fait ma « tess » de thé, en quelque sorte…