Passion (2012) de Brian de Palma avec Rachel McAdams, Noomi Rapace

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Il n'est pas question de révéler ici la dernière scène du film mais lorsqu'on découvre sa dimension cauchemardesque et cette manière qu'a le cinéaste de laisser les choses en suspens à l'aide d'un lent travelling arrière vertical, on se dit que De Palma revient à ses premières amours et que Passion s'aventure sur les chemins tracés par des films comme Pulsions (on songe également au plan final de Carrie).

Pourtant, on aurait tort de ne voir ici qu'un thriller formaliste de plus dans la carrière du cinéaste. Passion est un film étrange, bizarrement construit, qui refuse ostensiblement les codes du thriller contemporain (on échappe à la charpie qui fait office de montage dans la majorité des films du genre actuellement) pour inventer une temporalité qui n'appartient qu'à lui. Mais là encore, il ne faut pas voir dans le geste de De Palma un refus de son époque et un désir de revenir à des recettes qui ont fait son succès. Passion est un film intemporel mais incroyablement ancré dans son époque où, une fois de plus, le cinéaste nous montre l'emprise généralisée des images.

 

D'une certaine manière, il applique au thriller ce qu'il avait fait au film de guerre avec Redacted : la réalité se dissout totalement pour laisser place au règne des images et de leurs mensonges. Depuis toujours chez De Palma, l'image est un leurre mais les dispositifs mis en place dans les années 70-80 (Pulsions, Body Double) étaient relativement compliqués et « lourds ». Il y avait dans ces films une conscience que l'image était trompeuse et qu'elle n'était plus « innocente » (on les avait déjà vues quelque part, chez Hitchcock principalement). Mais le spectateur conservait cependant le sentiment d'une « réalité » s'opposant à l'illusion donnée par les images. Désormais, cette « réalité » n'existe plus et les individus deviennent eux-mêmes des images.

La (longue) première partie de Passion s'applique à mettre en place une étrange machination au cœur d'un univers totalement factice où rien n'existe en dehors de l'image : de cette pub où une caméra placée au niveau des fesses d'une comédienne enregistre les réactions des quidams dans la rue à ces conversations via webcams en passant par les images de vidéo-surveillance. L'image est partout et elle se répand comme un virus (la pub diffusée sur YouTube est vue par des millions d'internautes). Même ces deux femmes qui travaillent dans la publicité (peut-on imaginer un métier avec moins de consistance, de réalité?) ne sont que des « images ». De Palma filme cet univers chic et aseptisé comme dans le mésestimé Femme fatale et instaure par sa mise en scène une sorte d'atmosphère érotique (chaque dialogue, chaque objet, chaque attitude est érotisé) tout en montrant une absence totale de chair, de désir, de sentiment. Christine et Isabelle ne sont que des pantins froids qui se manipulent tour à tour et qui portent constamment des masques.

 

Une scène a priori anecdotique se révèle fort intéressante. Isabelle et Christine assistent à un défilé de mannequins afin de choisir une paire de chaussures. Rien de plus artificiel et de plus factice que cet univers de magazine papier glacé où les filles qui défilent n'ont même plus de visage (De Palma cadre au niveau des jambes). Mais soudain, un des modèles trébuche et tombe. Dans cet univers quasi virtuel, le réel peut faire un retour imprévu et ce sont ces accrocs que le cinéaste va se plaire à montrer. C'est notamment par le retour des sentiments qu'une certaine vérité (à défaut d'une vérité certaine) pourra voir le jour...

 

La partie où le film devient véritablement un « thriller » n'occupe finalement qu'un petit tiers du métrage. Et De Palma brouille une fois de plus les codes du « whodunit » en filmant cette partie comme un véritable cauchemar. Cela débute par une longue séquence fascinante en « split-screen » où Isabelle assiste à L'après-midi d'un faune de Debussy tandis que Christine s'apprête à recevoir un mystérieux invité chez elle. Je ne révélerai pas la suite mais le cinéaste se déchaîne dans le formalisme : point de vue qui vacille, cadrages obliques, scènes de rêves qui semblent s’emboîter comme dans un autre film sous-estimé du maître : L'esprit de Caïn.

Là encore, tout est question de « point de vue » et de la trahison des images. Sauf qu'à l'inverse de ses thrillers anciens, le cinéaste nous place cette fois ci au cœur même de ces images et il ne semble plus vraiment exister de lieu « extérieur » pour prendre conscience de cette manipulation généralisée. L'image d'une caméra de téléphone devient à la fois un moyen de « révéler » quelque chose de caché mais également d'ajouter une strate de plus à cet univers mensonger.

De Palma revient sur ses thèmes de prédilection (la gémellité, le miroir, le voyeurisme généralisé...) et tisse de nouvelles variations étonnantes sur ces données que l'on a déjà-vu autrefois mais qu'il place dans un contexte renouvelé (notre monde d'aujourd'hui).

 

Un pied dans ses thrillers maniéristes d'antan, un pied dans un univers ultra-contemporain où l'image ne renvoie plus qu'à elle-même et à ses mensonges ; le cinéaste brouille les codes de son cinéma, les renouvelle, frise le fantastique (la scène finale est d'une beauté et d'une intensité à couper le souffle) et prouve qu'il a encore beaucoup de choses à dire sur le vide abyssal de notre époque...

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