La trahison des images
Le soupirant (1963) de et avec Pierre Etaix
Une petite période de trêve (provisoire !) m’a permis de me lancer dans le coffret Pierre Etaix reçu à Noël. Après deux courts-métrages très remarqués (et remarquables) coréalisés avec Jean-Claude Carrière (Rupture et Heureux anniversaire), Pierre Etaix réalise en 1963 son premier long-métrage Le soupirant.
Dès ce premier film, Etaix se distingue du tout-venant de la comédie « à la française » en pensant le genre avant tout en terme de mise en scène et en accordant, dans la droite lignée d’un Jacques Tati, une place prépondérante au son. Le premier véritable festival de gags du film (qui en comporte de nombreux) vient d’ailleurs de la « surdité » voulue du héros qui cherche à se concentrer en s’enfilant des bouchons dans les oreilles et en ne percevant ainsi pas tout le vacarme qu’il provoque. Le son, autant que l’image, peut devenir source de gags chez Pierre Etaix.
Avec Le soupirant, le cinéaste donne également naissance au personnage comique qu’il ne va plus cesser d’incarner : celui d’un jeune homme élégant, lunaire et maladroit, ne se départant jamais d’une impassibilité à la Buster Keaton. Il vit ici chez ses parents qui désirent que ce grand gaillard sans arrêt plongé dans ses livres trouve une gentille épouse. Frappé par l’idée, notre héros va partir en quête de l’âme sœur en s’entichant d’abord d’une mondaine extravagante puis d’une vedette de la chanson ; sans réaliser qu’il y a chez lui une charmante jeune fille au pair suédoise à qui il pourrait plaire…
Sur cette intrigue minimaliste, Pierre Etaix construit son film tel un orfèvre, utilisant le fil directeur de son récit pour tailler des séquences burlesques d’une rare finesse. A ce titre, la séquence située au début du film où le jeune homme imagine tout un stratagème de séduction en invitant une femme chimérique à partager un verre et à danser est un incroyable morceau de bravoure cinématographique. Sans le moindre accroc ou « truc » trop voyant, la mise en scène navigue entre l’univers imaginé par le héros et la réalité (celle d’un homme qui danse tout seul). Les raccords, incroyablement fluides, qui permettent l’escamotage de ce personnage féminin font de ce passage un véritable morceau de prestidigitation. Et les gags jaillissent de cette dichotomie entre ce qu’imagine le personnage et ce que voient les autres (y compris les spectateurs) : un être farfelu dansant tout seul et réveillant toute la maisonnée à cause de ses bévues.
Autre technique qu’affectionne Pierre Etaix, celle de la « réaction en chaîne ». Si certains gags naissent d’une « perspective dépravée » brutale (l’homme qui s’approche d’une jeune femme vue de dos dans une voiture et qui réalise soudainement que cette belle chevelure blonde est en fait … le pelage d’un chien !) ; les plus efficaces sont sans doute ceux qui se répercutent en chaîne. L’un des exemples les plus drôles de cette technique est ce passage où Etaix tente de séduire une femme dans un café. Après avoir été trop lent pour proposer une cigarette et du feu à la belle, il tente de lui emprunter son briquet mais agrippe malencontreusement son tube de rouge à lèvres et s’en met plein les doigts. Discrètement, il dépose ce stick dans un cendrier voisin, sans voir qu’un homme le saisit en pensant attraper sa cigarette. Fumer du rouge à lèvres surprend et, surtout, laisse des traces qui occasionneront pour l’occasion une belle gifle à ce pauvre client qui avait aussi rendez-vous…
Si ma description est un peu fastidieuse, l’incroyable légèreté (combinée à une impeccable rigueur dans l’ordonnancement des plans) de la mise en scène de Pierre Etaix donne un aspect véritablement chorégraphique à cet ensemble de gags la plupart du temps irrésistibles.
Je ne prétends pas qu’on rit aux éclats toutes les deux minutes mais Le soupirant se suit avec un sourire permanent aux lèvres. Ici, c’est l’aspect visuel qui domine et auquel s’attache le cinéaste pour faire rire. Ce travail sur des gags purement visuels (et sonores) confine parfois même à un certain surréalisme où l’insolite naît de l’agencement de situations quotidiennes mais très légèrement décalées.
Si l’on voulait absolument se lancer dans une grande interprétation du film, on dirait volontiers que Pierre Etaix n’est jamais amoureux d’une femme mais seulement de leur image. Mais l’image est toujours trompeuse (d’où la source de gags), à l’exemple de cette vedette de la chanson dont le héros tombe éperdument amoureux (il tapisse sa chambre de ses photos) avant de réaliser qu’elle ne correspond pas à l’image qu’il s’était faite d’elle (je vous laisse découvrir la surprise).
Peut-être un poil moins abouti que Yoyo, Le soupirant reste encore aujourd’hui un petit bijou d’humour fin et intelligent.