La traque
Essential killing (2010) de Jerzy Skolimovski avec Vincent Gallo, Emmanuelle Seigner
Après avoir disparu des écrans pendant près de 15 ans, le cinéaste Jerzy Skolimovski est revenu en haut de l’affiche en réalisant deux très grands films coup sur coup : le magnifique et sous-estimé Quatre nuits avec Anna et cet Essential killing qui déboule sur nos écrans ces jours-ci.
Le film débute dans une zone désertique (les montagnes d’Afghanistan ?) où un petit commando de trois hommes en recherche un autre tandis qu’un hélicoptère survole la région. L’homme traqué, c’est Vincent Gallo. Qui est-il ? Qu’a-t-il fait ? Pourquoi fuit-il ? Autant de questions auxquelles Skolimovski prendra soin de ne pas répondre. Seuls quelques courts flash-back nous laissent supposer qu’il est musulman mais rien ne nous dit qu’il s’agit d’un taliban ou d’un terroriste.
Après avoir été capturé et torturé par des américains dans un camp d’isolement, notre bonhomme parvient à s’enfuir et se retrouve cette fois dans une forêt sous la neige tandis que les rares mots qu’on entend prononcer par les gens du coin laissent supposer que nous sommes en Europe de l’Est. Si je m’appesantis plus que de nécessaire sur un résumé des principaux mouvements (comme on parle de « mouvement » en musique) du film, c’est pour montrer que le cinéaste prend un malin plaisir à brouiller les pistes en refusant toute explication. Il n’y aura aucun indice dans Essential killing pouvant permettre d’échafauder quelques hypothèses sur l’action en train de se dérouler. Juste la traque d’un homme seul, contraint de réinventer minute après minute des moyens d’assurer sa propre survie.
La beauté du film de Skolimovski, c’est qu’il parvient sans arrêt à inventer son propre territoire, une cartographie assez inédite (même si l’on songe à Gerry de Van Sant ou à quelques séquences des westerns de Monte Hellman) qui nous fait passer de terres arides aux menaces d’une forêt sombre et glaciale. La mise en scène donne une véritable puissance à ces paysages et certains plans d’ensemble sont d’une beauté époustouflante, d’autant plus que le cinéaste joue intelligemment avec des basculements de points de vue.
La première séquence est un modèle de tension, entre les plans subjectifs pris depuis l’hélicoptère (point de vue « divin » qui rend encore plus absurde la quête des individus sur terre) et ceux qui épousent le regard de Gallo (camouflé dans une grotte avant de tirer au lance-roquettes sur le commando).
Il faut également voir notre homme s’en aller vers l’horizon en marchant dans la neige immaculée ou se retrouver soudainement entouré d’une meute de chiens venant sans doute de sa seule imagination pour mesure le souffle de la mise en scène du cinéaste.
D’une manière totalement différente, Essential killing prolonge le regard que Skolimovski portait sur la solitude de l’homme moderne dans Quatre nuits avec Anna. Mais alors que le voyeur du film précédent tentait vaille que vaille de partager un espace, une intimité avec la femme dont il était tombé amoureux ; il n’y a désormais plus rien. Plus d’espace à partager (les paysages que traverse Gallo sont des prisons à ciel ouvert, des lieux abstraits), plus de langue commune (voir ce militaire américain qui hurle en anglais alors que notre homme ne comprend visiblement rien et n’a même pas l’air d’entendre), plus d’espoir. Il ne reste alors plus qu’une lutte de tous les instants pour la survie. Le cinéaste donne à cette traque une intensité peu commune, en montrant comment son héros finit par n’être plus qu’une bête traquée (il est d’ailleurs victime d’un piège de chasseur), contraint à s’alimenter comme il peut (des fourmis, des baies douteuses, un poisson cru le temps d’une scène assez amusante ou, au mieux, le lait d’une future mère qu’il faut menacer).
Dénué de tout éclaircissement psychologique ou même factuel, Essential killing finit par n’être plus qu’une longue fuite en avant, une image impressionnante de l’individu pris dans les rets d’une course absurde contre la mort.
Il est temps d’évoquer la performance du comédien Vincent Gallo. Paradoxalement, même si je le trouve excellent, c’est peut-être à cet endroit que se situe mon unique réserve concernant le film. En effet, il me semble que Skolimovski se contente de le faire jouer constamment sur le même registre : celui de la terreur halluciné, de l’animalité mutique (il ne prononcera pas un mot de tout le film). D’un côté, on ne peut nier l’intensité de sa présence et la force qu’il fait passer en incarnant ce personnage ; de l’autre, ce monolithisme empêche parfois l’émotion de poindre et de nous toucher : il demeure un bloc de granit impénétrable et l’on a du mal à s’identifier. Une exception : la rencontre avec une Emmanuelle Seigner totalement méconnaissable. Confronté enfin à l’altérité (il fuit les autres personnes qu’il rencontre), Gallo est obligé de faire passer quelque chose d’autre et il y a dans ce contact fugitif entre deux solitudes une émotion qui naît et qui rappelle d’ailleurs celle de Quatre nuits avec Anna.
Au cœur de cette traque incessante, cette rencontre apparaît comme une oasis et un minuscule espoir. Un tout petit rayon de soleil mais qui peut permettre à la vie enfouie de réapparaître sous une grosse couche de neige…