La tribu
The smell of us (2014) de Larry Clark avec Lukas Ionesco, Diane Rouxel, Larry Clark
La scène qui ouvre The smell of us est de toute beauté. Larry Clark y incarne un clochard gisant sur le sol dans les environs du Trocadéro. Des adolescents en skate sautent par-dessus ce corps inerte, trébuchent parfois sur lui. Peu à peu, c'est une flopée de « kids » qui fait son apparition et qui s'agite, sur leurs planches à roulettes, autour du vieil américain tandis que l'un d'eux joue un air de guitare. Comment mieux résumer en quelques plans tout le film voire toute l’œuvre de Larry Clark ? D'un côté, on retrouve sa fascination pour les adolescents, cette manière unique qu'il a de les photographier, de les filmer, de se fondre dans ces groupes. De l'autre, ce « réalisme » est sans cesse parasité par une dimension fantasmatique qui n'a peut-être jamais été aussi évidente que dans The smell of us : Larry Clark montre une jeunesse qui n'existe sans doute que dans son esprit.
La beauté du film, c'est ce mélange entre une vision totalement fantasmée de la jeunesse et une justesse incroyable dans la manière qu'a le cinéaste de capter les corps, leur énergie, leur spontanéité, leur juvénilité.
Une autre séquence du début du film, dans une boite de nuit, traduit parfaitement le talent du cinéaste pour filmer ses jeunes comédiens. Sur un rythme endiablé, sa caméra s'insinue entre les corps, s'approche d'eux au plus près, perçoit avec une rare acuité les mouvements, l'énergie voire même les odeurs (une des grandes questions du film, comme l'indique le titre) de ces adolescents déchaînés. C'est également pendant cette scène que Larry Clark joue sur une rupture de la bande-son, abandonnant la techno pour une belle ballade mélancolique qui contraste soudain avec les images filmées, leur conférant d'ailleurs une sorte d'aura mythique. Cet art du montage abrupt et inspiré est la deuxième grande qualité du film.
Choisissant une forme kaléidoscopique et de suivre ses personnages en autant de saynètes éclatées, le cinéaste fait preuve d'un art du montage assez époustouflant, notamment dans ces scènes de skate où les raccords dans le mouvement donnent une puissance et une vitesse inouïes à ces moments suspendus. Clark a l'art de la bifurcation abrupte, du chaud et du froid, passant sans transition d'une scène de rue aux moments les plus crus dans les chambres à coucher.
Mis à part Kids que j'aime énormément, j'ai toujours été intéressé par le cinéma de Larry Clark mais avec des réserves. Il y a parfois chez lui un schématisme qui me gêne. Dans Ken Park, je trouvais sa vision des adultes extrêmement caricaturale et fausse alors que les adolescents étaient filmés avec une rare intensité. Dans Wassup rockers, c'était la ligne de démarcation sociale (les riches et les pauvres) que je trouvais un peu artificielle. On retrouve ces défauts dans The smell of us, notamment dans ces personnages d'adultes dont le cinéaste ne sait trop quoi faire : vieille femme au corps fripé qui se paie un « escort boy », père violent et mère de Math totalement allumée... Sans parler des vieux clients libidineux qui profitent de ces jeunes qui gagnent leur argent de poche en se prostituant. Le temps d'une scène assez « limite », Clark se met lui-même en scène en client fétichiste des pieds qui lèche longuement ceux de Math (L.Ionesco).
Hors de toute considération morale, certaines scènes me gênent non pas tant à cause de leur crudité mais par ce goût que le cinéaste affiche un peu trop complaisamment pour le sordide et le « laid ». On va me dire qu'il filme ses fantasmes et loin de moi l'idée de le lui interdire mais lorsque Jess Franco filme les siens (je le choisis parce qu'il est l'exemple même du cinéaste « fantasmatique »), il se débrouille pour que ces rituels, ces cérémonials soient beaux et envoûtants. Chez Clark, c'est la décrépitude qui l'emporte : vieux qui pisse dans son caleçon, mère totalement allumée qui demande à son fils de se branler devant elle (scène assez laide et embarrassante, à mon avis), corps abîmés ou salis...
Une des nouveautés du film, c'est sans doute la manière dont Larry Clark se met lui-même en scène. A la fois en tant que personnage usé, abîmé par la vie mais également par l'intermédiaire d'un adolescent, plus jeune que les autres, qui passe son temps à filmer tout ce qu'il voit. The smell of us est un peu le résultat de ce quotidien filmé sous toutes ses coutures (y compris quand une ado s'écarte un peu de la foule pour aller pisser sous un pont!) et dont on se demande ce que le « filmeur » va en tirer. Clark en tire un maelström d'images fracassées (images « sales » venues de téléphones portables, d'Internet et d'autres splendidement cadrées et photographiées) où la plus grande crudité (le film est vraiment réservé à un public averti) se mêle à des moments de grande poésie noire (de sublimes gros plans, la fin au palais de Tokyo...). Mais ce capharnaüm est parfois également un peu complaisant et sans grâce (le moment où les « kids » ruinent l'appartement d'un vieux client que Math a endormi).
Avec ce film, Larry Clark interroge évidemment nos « limites » de « spectateur/voyeur » à une époque où tout peut être filmé et mis en ligne immédiatement. Le côté sauvage et incontrôlable de ce cinéma fait à la fois sa grandeur et ses limites dans la mesure où on a le sentiment que le cinéaste ne sait pas toujours quoi faire de ses images et qu'elles restent parfois d'un intérêt limité en dehors de la (saine) provocation...