Le loup de Wall Street (2013) de Martin Scorsese avec Leonardo Di Caprio, Rob Reiner, Jean Dujardin

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Dès les premières images de son film, Scorsese nous place en terrain familier. Des traders cravatés s’amusent au lancer de nains : arrêt sur image, une voix-off qui prend en charge le récit et un bon vieux blues en bande-son. Comme dans Les affranchis et Casino, Scorsese renoue avec ses fresques-fleuve et lorsque nous voyons Jordan Belfort (Di Caprio) se présenter devant une assemblée les bras en croix et se faire acclamer, nous pensons avoir affaire à un nouveau parcours christique balisé qui passerait par l’ascension, la chute et la rédemption finale.


Mais les choses ont changé chez Scorsese : déjà à la fin de Casino, il pointait le passage d’un monde à un autre. Le loup de Wall Street pourrait d’ailleurs être une espèce de double négatif de ce film : une plongée dans ce « nouveau monde » des requins de la finance où le sens de l’honneur et du groupe (la famille ou le clan) laisse place à un individualisme sans la moindre conscience. Dans Les infiltrés, le cinéaste filmait également une nation de « rats » où flics et gangsters étaient devenus interchangeables. Ici, c’est un monde de loups qui ne songent qu’à dévorer leur prochain pour s’enrichir. Plus de rédemption possible, donc, dans un univers inversé où l’homme s’est changé en dieu de pacotille (alors que dans l’optique catholique qui irriguait le cinéma de Scorsese de ses débuts à A tombeau ouvert, c’est Dieu qui s’était fait homme).


Le film est extrêmement pessimiste dans son propos mais Scorsese choisit de traiter ce parcours en farce bouffonne, faisant de Belfort et de ses comparses de vulgaires pantins s’agitant vainement dans un univers sans repères. La mise en scène extrêmement fluide du cinéaste est en parfaite adéquation avec un univers « lisse » où seul compte la logique du flux de l’argent. Il y a quelque chose d’assez vertigineux dans cette manière qu’a le cinéaste de montrer un microcosme où rien ne semble connecté à une quelconque réalité. La frénésie boursière, cette éternelle fuite en avant pour accumuler le plus de fric possible ne conduit à aucune rédemption possible. Sans dévoiler le magnifique plan final, le spectateur comprend que le héros « scorsesien » est toujours ce charlatan qui fascine les foules.

C’est d’ailleurs sans doute la dimension la plus intéressante du film. Une charge contre Wall Street, la bourse et la finance internationale aurait pu être réjouissante (à la manière du film d’Oliver Stone) mais n’aurait sans doute pas été très loin, confortant le spectateur « social-démocrate » dans ses certitudes. Or Scorsese montre très bien que ces dieux de pacotille n’existent que parce qu’il y a des gogos pour les admirer et les croire (la foi dans l’économie et la finance est pourtant beaucoup plus aberrante que la foi religieuse !). Ce discours sur l’homme se réalisant lui-même et devenant son propre dieu (l’idéologie protestante contre la foi catholique) sert au capitalisme à résoudre ses propres contradictions. D’une part, parce que cet univers où cohabitent le luxe le plus indécent, la coke et les putes exerce une indéniable fascination sur les « petites gens » (y compris le spectateur, soyons honnête). C’est le sens de ce plan cruel où le flic qui vient de réussir sa mission rentre chez lui en métro et constate la misère sociale  à laquelle lui-même n’échappe que de justesse. D’autre part, parce que le cinéaste montre très bien comment cet univers impitoyable parvient à se draper dans les oripeaux de la vertu pour continuer à fonctionner. Il faut entendre le discours larmoyant de Belfort revenant sur la manière dont il a aidé l’une de ses fidèles collaboratrices ou affirmer cyniquement que ce fric lui permet également de donner à des associations caritatives ou aux partis politiques.


Sans avoir l’air d’y toucher, Scorsese pointe admirablement bien la manière dont le capitalisme (qui est le seul horizon proposé pour tous) a étendu son emprise à tous les domaines de l’existence et qu’il n’est plus contesté nulle part dans la mesure où toutes les contestations partielles sont immédiatement et spectaculairement résolues, que ce soit en dénonçant ses anciens partenaires ou en jouant la carte de la vertu.


Jamais, sans doute, Scorsese n’avait été si loin dans la description d’une ronde infernale et grimaçante (l’équipe de Belfort, lui-même fort cabotin, semble tout droit venir d’un film de Mocky !). Si les truands qui officiaient autrefois dans ses films étaient malhonnêtes et dangereux, ils avaient pour eux un sens de l’honneur, une fidélité aux liens du sang et à ceux de l’amitié. Dans Le loup de Wall Street, il ne reste rien de tout cela puisque rien n’a désormais plus de sens. Il faut voir notre jeune loup, totalement camé et pris dans les fils de son téléphone comme dans une toile d’araignée pour comprendre la vacuité de ce monde où chacun s’agite sans but si ce n’est la prédation et l’appât du gain.


Le capitalisme financier est une sarabande grotesque, un puits sans fond mais il ne fonctionne que parce qu’il s’est érigé lui-même en religion unique en interdisant toute contestation (les critiques partielles visant d’ailleurs à permettre à ceux qui les émettent de se faire une petite place au sein de ce système) de la part des « fidèles » (qui croient, les naïfs, à leur chance dans ce « paradis » terrestre).


La démonstration est implacablement drôle et terriblement pessimiste.  

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