La vérité 24 fois par seconde?
Chronique d'un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin
Tourné au moment de la Nouvelle Vague et prolongeant l'expérience de Moi, un noir, Chronique d'un été illustre autant qu'il analyse le phénomène qu'on a appelé « cinéma vérité ».
Jean Rouch et le sociologue Edgar Morin se retrouvent autour d'une table et discutent de leur projet à venir. Pour eux, il s'agit de se plonger dans la réalité de la France de 1960 en descendant dans la rue et en interrogeant quelques individus...
D'emblée, la question qui mérite d'être posée est la suivante : suffit-il de cadrer un quidam dans la rue et d'enregistrer ce qu'il dit pour saisir la vérité de cette personne ? Si le cinéma est la « vérité 24 fois par seconde », peut-on se contenter de tourner sans intervenir ?
Rouch balaie bien évidemment cette hypothèse d'un revers de main en débutant son film par un « vulgaire » micro-trottoir où une jeune femme interroge les passants et leur demande s'ils sont heureux. Les réponses, on s'en doute, sont insignifiantes et dignes d'un JT de la télévision française (c'est dire ce qu'elles valent!).
Mais peu à peu, le film se concentre sur quelques personnages précis : des ouvriers, un couple d'artiste, des étudiants (dont l'un vient d'Afrique), une ancienne déportée (Marcelline Loridan) etc. Rapidement, Rouch (aidé par des chefs opérateurs assez incroyables : Coutard et Brault) parvient à dépasser le stade de l'anecdotique pour nous livrer un tableau très juste de cette France du début des années 60. Sans insister ou chercher absolument à « faire sens », il parvient à évoquer tous les sujets sensibles de l'époque : les souvenirs et traumatismes de la guerre, la condition ouvrière, la menace de la guerre d'Algérie, le colonialisme et le racisme (cette jeune fille qui affirme qu'elle ne pourrait pas être séduite par un Noir)...
A partir de là, Chronique d'un été navigue entre deux écueils avec beaucoup de dextérité, évitant à la fois celui de la parole anecdotique et strictement personnelle (comme si l'on pouvait tirer une vérité universelle d'une expérience individuelle!) et celui du « panel représentatif ». Les individus interrogés n'engagent à la fois que leur parole mais Morin et Rouch parviennent à saisir quelque chose de « représentatif » dans leurs réponses.
A la fin du film, qui navigue entre Paris mais également la Côte d'Azur (avec une interview délicieuse d'une starlette de plage), tous les protagonistes se retrouvent devant un écran de cinéma et discutent de ce qu'ils ont tourné. Ces conversations sont passionnantes car elles synthétisent tous les enjeux du cinéma de Rouch : qu'est-ce que la « vérité » ? Quelle est la part de « jeu » et de « réalité » dans ces moments enregistrés par la caméra ?... Le paradoxe (et c'est ce qui rend le film si intense), c'est que cette frontière est sans cesse brouillée. Une personne qui « joue » exprimera soudain davantage qu'une personne parfaitement sincère (comme cette italienne qui s'épanche et que certains trouveront « artificielles »). Inversement, certains passages sont visiblement « mis en scène » (comme ce moment poignant où Marcelline Loridan évoque le souvenir de son père) mais l'intensité du jeu est telle qu'on ne se pose plus la question du caractère « factice » de la situation.
Le cinéma de Rouch pourrait se résumer à ça : un mélange de spontanéité (le regard stupéfait de Landry, l'étudiant africain, lorsqu'il comprend que le tatouage de Marcelline vient de l'époque où elle fût prisonnière d'un camp de concentration) et de « jeu » parce que la « vérité » (des êtres, d'une époque...) ne peut passer que par une « mise en scène ».
Tourné en son direct (procédé totalement nouveau à l'époque), Chronique d'un été parvient à conjuguer des éléments individuels et infiniment « petits » (le quotidien d'une apprentie starlette), d'autres strictement contemporains (encore un film qui prouve, avec Le petit soldat, Muriel et Les parapluies de Cherbourg, que la guerre d'Algérie n'a pas été totalement ignorée par les cinéastes français) et enfin des notations « universelles » qui transcendent l'anecdote et l'époque (toute la réflexion proposée autour du statut de l'image documentaire).
Finalement peu citée par les cinéphiles, Chronique d'un été est une œuvre majeure de la « nouvelle vague »...