Despair (1978) de Rainer Werner Fassbinder avec Dirk Bogarde, Andréa Ferréol, Volker Spengler (Editions Carlotta Films

Sortie le 19 septembre 2012

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Despair marque assurément un changement de vitesse dans la carrière de Fassbinder. Pour la première fois, le cinéaste allemand tourne en langue anglaise avec des stars internationales. Outre Andréa Ferréol qui débarque dans son univers auréolée du parfum de scandale de La grande bouffe de Marco Ferreri; Fassbinder obtient l'accord du grand Dirk Bogarde, l'inoubliable interprète des films de Joseph Losey (Accident, The servant...) et de Mort à Venise de Visconti.

D'autre part, doté d'un budget confortable, il choisit de se tourner vers une adaptation d’œuvre littéraire (La méprise de Nabokov) et de confier le scénario à une tierce personne (Tom Stoppard, dramaturge britannique à qui on doit le scénario de Brazil, entre autres).

 

L'intrigue de Despair pourrait être celle d'un polar : Hermann Hermann, propriétaire d'une usine de chocolat, est obsédé par son double. Un beau jour, il croise un vagabond qui lui ressemble et lui propose un étrange marché : échanger leurs rôles...

Alors que Fassbinder aurait pu s'aventurer, avec un canevas pareil, sur les sentiers d'une intrigue solidement charpentée autour de diverses manipulations et d'une tentative d'escroquerie à l'assurance; il vise d'emblée ailleurs et se disperse un tantinet en lorgnant de tous les côtés : fable politique, réflexion sur la folie, le double, considérations sur le cinéma et le paradoxe du comédien, etc.

C'est peut-être d'ailleurs à ce niveau que se situe la principale faiblesse du film : un côté un peu fouillis et cette manière de ne pas aller au bout des pistes qu'il commence à explorer.

Prenons un exemple précis. Le film se situe dans l'Allemagne des années 30 et Fassbinder multiplie les allusions à la menace de prise du pouvoir par les nazis. On espère alors une fable magistrale, à l'image de celles que le cinéaste allait réaliser par la suite (il enchaîne sur juste après Despair sur un authentique chef-d'œuvre : Le mariage de Maria Braun). En offrant à Dirk Bogarde le rôle d'un immigré russe qui affiche un regard totalement détaché sur les événements, il semble d'abord analyser cette indifférence complice (des élites et de la classe politique d'alors) qui permit à Hitler d'accéder au pouvoir. A l'image de ce personnage obsédé par son double, la catastrophe nazie semble avoir été vécue comme un phénomène totalement extérieur à l'individu; comme si cet individu lui-même devenait le spectateur passif de quelque chose qu'il porte pourtant en lui.

Mais en s'engouffrant dans cette thématique du « double », Fassbinder abandonne très vite cette piste « politique » pour retomber un peu plus conventionnellement sur les pas de Nabokov et d'une intrigue qu'il illustre plus ou moins bien. Je trouve, à ce titre, que la dernière partie du film est la plus faible, laissant apparaître trop clairement les « ficelles » du scénario et ne parvenant pas à faire naître réellement l'émotion.

 

Mais même mineur, un film de Fassbinder reste toujours à mille coudées au-dessus du tout-venant de la production actuelle. Tout en étant un peu claudiquant, Despair séduit souvent par la beauté de sa mise en scène. Le cinéaste joue ici à merveille avec les miroirs, les vitres et les mouvements sophistiqués de caméra qui enferment les personnages dans leur folie. La première apparition du « double » est un exemple parfait de cette sophistication formelle et du propos du film. Hermann Hermann s'apprête à aller se coucher avec son épouse, la belle Lydia (Andréa Ferréol). La caméra entame alors un long travelling arrière qui s'arrête au bout d'un long couloir, laissant l'embrasure de la porte et la chambre dans la profondeur de champ. Le spectateur imagine un mouvement classique et « pudique » visant à l'éloigner de la chambre alors qu'une scène de sexe va avoir lieu mais il n'en est rien. Les personnages apparaîtront bien nus sur le lit mais un contrechamp étonnant nous montre le double d'Hermann Hermann en train de reluquer la scène. Tout se passe comme si cet homme, un brin dandy à l'instar des grands personnages nabokoviens, parvenait à s'extraire de lui-même et à n'avoir plus qu'une vision « extérieure » des choses et de lui-même. Cette folie, Fassbinder l'illustre par cette multitude de reflets et de vitres que l'on peut voir comme autant d'obstacles entre Hermann Hermann et le monde.

C'est sous cet aspect que le film intéresse le plus : ce basculement sans hystérie entre la raison et la folie qui pousse le personnage à élaborer un plan aussi machiavélique que foireux. Mais encore une fois, ce retour au « plan » (échanger les rôles avec un « sosie » et le tuer pour pouvoir changer de vie) empêche paradoxalement l'ambiguïté de s'installer. Ces légers écarts qu'introduit la présence du « double », cette étrangeté qui naît d'une mise en scène baroque sont comme « canalisés » dans les rails d'un scénario qui devient un poil trop surplombant .

D'autant plus que Fassbinder en rajoute une couche : outre la dimension politique et psychologique de l'affaire, il propose également une réflexion sur « l'acteur » et son paradoxe. Réflexion que l'on peut généraliser à l'artiste d'une manière générale, être désespéré et déchiré entre son véritable « Moi » et la projection qu'il en offre sur la scène du monde.

 

Une des plus belles idées du film (que l'on trouve d'ailleurs chez Nabokov), c'est que le « sosie » choisit par Hermann Hermann ne lui ressemble pas. Ce double fantasmé n'existe donc pas et n'est que la projection d'un esprit malade qui vit en-dehors de lui-même mais pour qui rien n'existe à part soi.

Extrême solitude de l'artiste incapable de vivre avec quiconque si ce n'est ses éternels démons...

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BONUS.

le cinéma et son double : retour sur "Despair" de Rainer Werner Fassbinder de Robert Fischer (2011)

 

Comme d'habitude avec les documentaires de Fischer sur Fassbinder, beaucoup d'images d'archives dont la valeur « historique » est indéniable (notamment ce moment où le cinéaste allemand est interviewé dans sa chambre d'hôtel à Cannes). En parallèle, beaucoup d'entretiens (avec le scénariste Tom Stoppard, le chef-opérateur Michael Ballhaus, Andréa Ferréol...) qui reviennent sur la genèse, le tournage et la réception de Despair. Si certains témoignages intéressent ou étonnent, d'autres sont purement anecdotiques. Intéressant mais un poil trop long (70 minutes)...

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