Hors Satan (2011) de Bruno Dumont avec Alexandra Lematre, David Dewaele

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Du cinéma de Bruno Dumont, nous dirions volontiers qu'il oscille en permanence entre la pesanteur et la grâce. Flandres et Hadewijch s'offraient à nous comme des fables allégoriques (le premier sur la Guerre en général, le second s'inspirant d'un personnage de mystique du Moyen-Age) tout en restant solidement ancrés dans le Réel grâce à la rigueur de ses mises en scène et la minéralité des corps évoluant dans le cadre.

Avec Hors Satan, Bruno Dumont semble revenir à ses fondamentaux et se rapprocher de son premier film La vie de Jésus (sans doute le plus réussi) : retour dans les paysages désolés du Nord de la France filmés en Scope, même personnages déclassés incarnés par des acteurs non professionnels, même volonté de filmer la nature humaine dans ce qu'elle a de plus ambiguë et de plus opaque (entre animalité et recherche d'une transcendance).

Ceci dit, le cinéaste ne renie pas non plus l'aspect parabole de ses dernières œuvres et place son dernier opus sous les auspices intimidants de Robert Bresson (la première scène est un hommage direct avec ce gros plan sur une main qui frappe à une porte tandis qu'une autre ouvre ladite porte pour offrir deux tranches de pain) et de Georges Bernanos (non seulement le titre mais l'ambiance générale du film renvoie à Sous le soleil de Satan et nous aurons également droit à un miracle).

Ces références pouvaient être écrasantes et Dumont frise parfois un certain maniérisme en jouant la carte du hiératisme le plus extrême (personnages taiseux, diction blanche des comédiens lorsqu'ils parlent...) et de la rigueur la plus étouffante (les plans, tirés au cordeau et extrêmement picturaux sont parfois presque asphyxiants!). Cependant, le cinéaste s'en sort encore une fois grâce à la manière unique qu'il a de donner corps à ses personnages.

Ce sont d'abord des corps qu'on n'a pas l'habitude de voir à l'écran : corps prolétaires, déclassés et finalement peu éloignés du corps animal (d'où la violence de cette scène où le « héros » écrase la tête d'un chevreuil qu'il vient d'atteindre d'une balle de fusil. Toute la brutalité de la nature humaine est condensée dans ce passage qui rappelle bien évidemment Au hasard Balthazar).

 

Le film met très rapidement en avant deux corps : celui d'un clochard vivant sur une plage, à l'orée d'un village et celui d'une jeune femme avec qui il s'entend bien mais avec qui il refuse de coucher. Tandis que ce vagabond pourrait passer pour une sorte d'ange pasolinien (il s'agenouille parfois dans la lande avec la jeune fille et est parfois appelé au chevet d'une très jeune adolescente pour la soulager), il commence par abattre le beau-père de celle qui lui tient régulièrement compagnie...

 

Ce point de départ un peu perturbant amène le spectateur à s'interroger sur le titre énigmatique du film. Le personnage est-il une espèce d'ange exterminateur vengeant les innocents ou une sorte de figure terrestre du Diable ? Comme le film flirte plusieurs fois avec le surnaturel (l'étendue d'eau qui s'assèche comme par miracle, le baiser éprouvant du héros à une campeuse peu farouche, etc.), on pourrait croire que Dumont s'est lancé une fois de plus dans une fable métaphysique.

Or il s'agit davantage, me semble-t-il, de plonger au cœur même de la nature humaine. « Hors Satan », l'expression veut peut-être tout simplement donner l'idée d'un monde qui a perdu les grands repères (pour le dire vite, le Bien et le Mal) que les religions avaient, pour le meilleur et pour le pire, fixés. Le cinéaste étant agnostique, il s'agit surtout d'interroger la notion de Mal dans un monde où les êtres humains se retrouvent privés de conscience et sombrent dans la pire animalité (Cf. Le beau-père dont on comprend qu'il a abusé de sa belle-fille, l'espèce d'horrible chasseur avec son chien...)

Mais la nature humaine ne se réduit pas non plus à ce constat nihiliste trop simple. Comme dans tous ses films, Dumont cherche également une petite « lumière », pas forcément venue du ciel malgré les contre-plongées ostensibles vers les nues. Cette lumière, le spectateur ne sait pas forcément comment l'appeler mais on pourrait avancer quelques mots comme « conscience », « amour » ou « Art » (comme dans Hadewijch) et c'est ce qui, au bout du compte, finit par racheter des personnages englués dans la glèbe et la misère.

 

Encore une fois, la réussite d'Hors Satan provient de la puissance d'incarnation du cinéma de Dumont. De personnages qui pourraient être très abstraits et désincarnés, il fait de véritables figures de cinéma qui parlent de notre époque et du monde d'une manière beaucoup plus convaincante que tous les traités « sociologiques » dont on nous abreuve constamment (ceci dit sans préjuger de la valeur éventuelle d'une film comme Polisse!)

 

Ça n'est évidemment pas le film le plus drôle du moment mais le style minéral, âpre et rigoureux de Dumont mérite une fois de plus le détour...

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