Les fantômes de M. Bill (2011) d’Alexandre Mathis (Editions Léo Scheer. 2011)

 fantomes-bill.jpg

Une fois n’est pas coutume, je vais vous parler d’un livre qui n’est pas spécifiquement lié au cinéma même si celui qu’on caractérise comme le septième des arts y tient un rôle primordial (au même titre que la littérature noire). De plus, Alexandre Mathis est un nom qui n’est pas inconnu des cinéphiles puisqu’il fut critique de cinéma, écrivit deux livres sur José Benazeraf (une biographie publiée chez Losfeld sous le pseudonyme de Paul-Hervé Mathis et un ouvrage regroupant des essais et des entretiens intitulé La caméra irréductible sous le pseudonyme d’Herbert P. Mathese) et qu’on lui doit quelques entrées dans le monumental Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques 16 et 35 mm de Christopher Bier.

 

Les fantômes de M. Bill nous replonge dans la France de la fin des années 50 en se penchant sur un fait divers qui émut le pays et le tint en haleine pendant quelques semaines. Un jeune homme, Georges Rapin dit M. Bill, fut condamné à mort pour avoir tiré sur une jeune entraîneuse de Pigalle et l’avoir brûlée vive sur une route déserte. A la suite de cet assassinat autour duquel planent encore de nombreuses zones d’ombre, Rapin avouera un autre meurtre (d’un pompiste à Villejuif) et cherchera même à endosser des crimes qu’il n’a pas commis…

 

Pour revenir sur cette affaire, Alexandre Mathis procède un peu à la manière de Truman Capote lorsqu’il rédige De sang-froid (qui relate d’ailleurs un fait divers arrivé à peu près au même moment !) en appliquant aux codes du romanesque les méthodes du journalisme. Il se livre ainsi à un minutieux travail de reconstitution et de réécriture des évènements. Mais alors que Capote s’en tenait à la pure description des faits, en prenant le parti d’une écriture glaciale et « objective », Mathis nous propose une forme beaucoup plus hétéroclite en joignant des coupures de presse et des documents iconographiques à son enquête. La minutie des détails de ce « livre dossier » est remarquable et absolument fascinante parce qu’elle donne une importance primordiale au « décor » de l’évènement : le Pigalle de la fin des années 50 avec ses bars, son « milieu », ses filles, ses cinémas de quartier…

Pour essayer de peindre, en pointillé, le portrait de ce tueur pas comme les autres, l’écrivain va jusqu’à dresser la liste des 500 premiers titres de la Série Noire que Bill possédait ou encore donner les numéros de téléphone (de l’époque !) des lieux qu’il fréquentât. Qui était vraiment ce « Bill », jeune homme issu d’une famille aisée (son père lui offrit d’abord une librairie avant de lui confier deux bars !), intelligent, fanfaron et fasciné par une image de « mauvais garçon » à laquelle il voulut coller jusqu’au bout ?

 

La dimension la plus fascinante du livre de Mathis (du moins celle qui nous intéresse dans le cadre de ce blog), c’est cette manière de montrer que Rapin n’a jamais existé que par les images et qu’elles ont fini par le rattraper. Bill n’atteint son but que lorsque les photographes l’immortalisent avec ses verres fumés et son clope au bec, tenu entre le majeur et l’index (voir la photo qui orne la couverture du livre). A cet instant, le jeune homme connaît son « quart d’heure de gloire » warholien et devient la star qu’il a rêvé d’être, au prix de vies sacrifiées et de sa propre perte.

C’est ici que le cinéma intervient. D’abord parce que Georges Rapin a fréquenté le cours Simon et qu’il souhaitait devenir acteur. Son rêve, c’était de devenir une star et il l’est devenu, de manière paradoxale. Ensuite, parce que cette image de « mauvais garçon », de voyou intraitable peut se voir comme une émanation de « l’atmosphère » de l’époque et de sa mythologie drainée par la littérature policière, la musique, les films... Attention, Mathis ne dit pas de manière caricaturale que la vie cherche à ici singer l’Art mais montre d’une manière extrêmement subtile et envoûtante comment une certaine mythologie propre aux époques peut nourrir les individus, pour le meilleur et pour le pire.

A ce titre, les références cinématographiques sont abondantes. Bill évolue dans un décor qui est celui de Bob le flambeur de Melville.  Les fantômes de Bill, ce sont également ceux d’Eddie Constantine, de ces polars du samedi soir ou encore de Maurice Ronet dans Ascenseur pour l’échafaud de Malle, œuvre que le criminel a dû voir. De la même manière, Mathis montre comment ce fait divers incarne mieux que tout l’époque et l’irrigue. Les pages qu’il consacre au parallèle entre la trajectoire de Rapin et celle de Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo) dans A bout de souffle de Godard sont tout simplement admirables. On se souvient que Belmondo s’arrêtait devant une photo de Bogart sur une affiche et qu’il imitait son geste en le voyant. Par le jeu du montage (champ/contrechamp), Godard nous montrait que son héros devenait un véritable personnage de « fiction », qu’il endossait les habits d’un être imaginaire. C’est un peu ce qui se passe pour M.Bill même si les choses ne sont pas aussi simples et que l’opacité du monde ne se réduit pas à une simple succession de causes et d’effets.


La beauté du livre vient de ce mystère effrayant et envoûtant que l’auteur parvient à restituer. Si le récit semble ancré dans un monde qui a disparu et qui revit sous la plume de l’écrivain, il nous parle également de notre époque, de notre rapport à l’image et des mythologies qui nous entourent, de leur influence.

Ce magnifique portrait du Paris de la fin des années 50 n’a donc rien de figé ni de nostalgique (un peu de mélancolie quand même !) et il possède beaucoup d’autres dimensions : les débuts de l’emballement médiatique, les questions de psychanalyse et de psychiatrie (est-ce que Bill était « fou » ?), de justice, etc.

Pour l’heure, nous voulions surtout souligner la dimension « cinématographique » de ces fantômes qui n’ont pas fini de nous hanter…  

Retour à l'accueil