Le jeu avec le faux
Road to nowhere (2010) de Monte Hellman avec Shannyn Sossamon, Dominique Swain, Cliff de Young
Ca devait être l’évènement de l’année : l’avant-première du nouveau Monte Hellman (après plus de 20 ans de silence) en présence du cinéaste. Malheureusement, une intoxication alimentaire eut raison de lui et nous dûmes nous contenter de la présence d’Emmanuel Burdeau venu vendre son livre présenter le film (je suis un peu injuste dans la mesure où le critique va bientôt publier un livre d’entretiens avec le cinéaste et qu’il nous a livré ainsi quelques précieux renseignements).
La discipline que je m’impose consistant à parler des films dès que je les ai vus a parfois ses limites. C’est assez flagrant avec Road to nowhere sur lequel il ne faudrait jamais écrire « à chaud » : c’est un film qu’il faut laisser décanter et qui mérite, à mon avis, d’être revu pour en saisir toutes les subtilités et toutes les richesses.
Même s’il peut déconcerter de prime abord et surprendre les habitués du cinéma d’Hellman qui ne retrouveront pas forcément son style ; je suis persuadé que Road to nowhere est un grand film qui restera.
Contentons-nous, en attendant de le revoir et d’en discuter avec vous lorsqu’il sortira « officiellement », de lancer quelques pistes.
A true story.
Emmanuel Burdeau nous a très justement conseillé de rester jusqu’à la toute fin du générique final où le cinéaste insère un carton nous présentant l’œuvre comme « une histoire vraie ». On peine à croire qu’une histoire aussi romanesque puisse être véridique mais il s’agit sans doute pour Monte Hellman d’ajouter malicieusement encore un peu de confusion dans le jeu entre le Réel et la fiction.
Road to nowhere est un délicieux jeu avec le faux, l’histoire d’un cinéaste qui s’inspire d’un fait divers réel (une obscure histoire d’espionnage mêlée à un drame passionnel) avant de constater que la fiction finit par contaminer la réalité et vice-versa.
Bizarrement, personne n’a relevé que ce carton final pouvait être mis en parallèle avec la dédicace à Laurie qui renvoie certainement à la sublime Laurie Bird, étoile filante qui se suicida à 25 ans et qui fit deux films avec Hellman (Macadam à deux voies et Cockfighter). Même s’il reste discret sur le sujet (d’après Burdeau), il paraît évident que cette histoire d’un cinéaste qui tombe fou amoureux de son actrice (qui n’a, jusqu’alors, tourné qu’une vague série B) est largement imprégnée des relations qui le lièrent à Laurie Bird. D’où l’extrême mélancolie d’un film qui montre une fois de plus des individus incapables de nouer une véritable relation à autrui (on se souvient de la « fable des termites » dans Macadam à deux voies)
Mélange des genres.
A près de 80 ans, Monte Hellman tente avec Road to nowhere de définir son art poétique. Avec une rare virtuosité, il réalise sa véritable oeuvre sur le cinéma (comme Godard put le faire avecLe mépris ou Lynch avec Mulholland drive). Son film alterne les séquences de tournage avec des séquences « vraies » mais tout se complique lorsqu’on constate que le fait divers qui est l’objet du film tourné semble vampiriser le tournage et se reproduire « en vrai ». Le film débute par une longue séquence du « film dans le film » (le personnage insère le DVD de l’œuvre dans un ordinateur !) qu’on qualifiera de très « Hellmanienne » tant elle joue sur la dilatation du temps (un meurtre hors champ assez impressionnant) et l’obscurité. Si le cinéaste joue encore la carte du cinéma d’espionnage (la séquence se termine par un effet spécial assez stupéfiant), le spectateur sent déjà qu’il est dans quelque chose d’autre, dans une recherche de vérité humaine qui dépasse les canons du genre.
Le cinéma en miroir.
Le jeune cinéaste qui tient le rôle principal du film s’appelle Mitchell Haven. Haven est le premier pseudonyme que le cinéaste avait choisi avant d’adopter celui d’Hellman. C’est dire si ce détail prouve à quel point Road to nowhere est également un autoportrait. Autoportrait d’un cinéaste tentant d’imposer une vision personnelle dans le cadre d’un cinéma de genre stéréotypé (les westerns avec Nicholson produits par Corman, Macadam à deux voies sabordé par le patron d’Universal). Ici, Haven se laisse totalement obnubiler par le visage de son actrice et il finit par oublier son scénario pour tenter de percer le mystère et la vérité de cette jeune femme (qui incarne une vamp pour qui les hommes s’entretuent dans la fiction). Il y a quelque chose de très intense qui se noue entre le réalisateur et son actrice et Hellman parvient à nous traduire ce lien ambigu où se mêle la manipulation (comme James Stewart dans Vertigo, il cherche à modeler sa comédienne selon ses fantasmes) et l’impossibilité de tisser de véritables liens amoureux (les hommes chez Hellman sont fondamentalement seuls).
Sans dévoiler la fin que je trouve absolument extraordinaire (c’est d’ailleurs à cette aune qu’on revisite le film qui, c’est peut-être sa petite limite, est parfois un peu répétitif), il y a un passage où la fiction est dépassée par la réalité et où Haven prend lui-même la caméra pour filmer la scène (précisons que le film est tourné en numérique avec… un appareil photo qu’on voit dans l’œuvre). L’espace d’un instant, Hellman intègre les véritables images tournées par le comédien et nous offre un plan magnifique et fantomatique sur l’équipe du film en train de tourner. Alors qu’on pensait avoir retrouvé la « réalité », nous voilà à nouveau dans un autre « film dans le film ». Un peu à la manière de la mythique fin de Macadam à deux voies (la projection s’arrête et la pellicule prend feu), Hellman distancie une fois de plus le Réel et nous montre que nous sommes au cinéma.
Trois extraits.
Dans Road to nowhere, le jeune réalisateur et son actrice se retrouvent trois fois devant la télévision pour regarder des classiques dont nous voyons de longs extraits. Ces films sont Lady Eve (Un cœur pris au piège) de Preston Sturges, le sublime L’esprit de la ruche de Victor Erice et Le septième sceau de Bergman. Ces trois extraits fonctionnent comme des rimes dans un film dont le montage joue entièrement sur des effets de miroir et de scènes qui dialoguent entre elles (d’où, à mon sens, l’intérêt de le revoir pour saisir les subtilités de son architecture). Bergman, c’est bien évidemment la mort qui rôde autour d’un tournage qui met en scène une histoire un drame passionnel. Je n’ai pas vu le Sturges mais dans l’extrait que nous voyons, il est question d’une passion amoureuse. Burdeau nous a expliqué qu’il s’agissait d’une idylle curieuse puisque le personnage principal (Fonda) tombe amoureux une deuxième fois de la même femme qu’il n’avait d’abord pas reconnu (comme James Stewart retrouvant Kim Novak). Là encore, il s’agit de jouer sur le flou qui sépare un sentiment pour la « vraie » femme (filmée parfois dans toute sa trivialité, comme lorsqu’elle répond au téléphone sur ses toilettes) et pour l’image fantasmée que représente le personnage fictif (sans cesse magnifié par la caméra) alors qu’elle n’est finalement qu’une. Quant à l’extrait du film d’Erice, je le vois volontiers comme un hommage à l’imaginaire et à la manière dont, à travers la fiction (la petite Ana parvenant à faire revivre le monstre de Frankenstein), l’artiste peut toucher à une vérité humaine (dans le cas d’Erice, c’était l’âme d’un pays étouffé sous le joug de la dictature tandis qu’Hellman cherche à s’approcher au plus près de la réalité des sentiments humains).
En guise de conclusion (provisoire), précisons que Road to nowhere est un film complexe mais pas « compliqué » (le cinéaste ne nous laisse pas dans le flou comme David Lynch dans Inland empire auquel on pense parfois). Hellman ose tout (construction gigogne, mélange des styles et des genres, confusion entre réel et fiction) et parvient à titiller notre esprit sans oublier que le cinéma est aussi là pour nous apporter des émotions.
Gageons que l’on n’a pas fini de reparler de ce film…
PS : Pour les dijonnais, il est bon de noter que le cinéaste se déplacera quand même et rencontrera le public mercredi à 14h. Pour plus de renseignements, je vous recommande d’aller voir le site du cinéma Eldorado.