Un film comme les autres (1968) de Jean-Luc Godard

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Si l'année 1968 marqua une rupture indélébile pour la société française, elle fut également pour Godard l'occasion de remettre radicalement en question sa pratique du cinéma. Depuis quelques années, ses films sont devenus de plus en plus engagés, notamment avec ce sommet de cinéma picaresque que reste le génial Week-end. Alors qu'il a prophétisé les « événements » de mai, il est paradoxalement assez mal vu par les milieux contestataires. C'est à ce moment que les situationnistes lancent le slogan « Godard, le plus con des suisses prochinois » : la notoriété du cinéaste fait écran à sa pensée et le rend, en quelque sorte, illégitime aux yeux des étudiants révoltés.

Alors Godard décide de tout arrêter et de prendre un maquis dont il ne reviendra réellement qu'en 1979 avec Sauve qui peut (la vie). Il y aura bien entendu le film sur les Stones (One + One) et un film tourné pour le grand écran avec des vedettes (Tout va bien). Mais désormais, il ne signera plus ses films et il choisira l'aventure des films collectifs (en particulier avec Jean-Henri Roger et Jean-Pierre Gorin).

 

Un film comme les autres, tourné en juillet 68, marque le point de départ de cette nouvelle démarche du cinéaste. Dans un terrain vague en banlieue, trois étudiants de Nanterre et deux ouvriers de l'usine Renault-Flins discutent des luttes révolutionnaires, interrogent les mouvements de mai et réfléchissent à l'avenir de ces convulsions insurrectionnelles. Au cours de ce dialogue à bâtons rompus, Godard introduit des images d'archives des manifestations de mai (en noir et blanc) et superpose, pendant la conversation, des citations révolutionnaires de diverses époques (en gros, des révolutionnaires de 89 aux théoriciens de l'internationale situationniste).


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Le fait que le film de Godard soit tourné aux environs de l'usine Renault à Flins n'est pas innocent puisque c'est ici que se tint le dernier bastion de la révolte, que les CRS tuèrent un lycéen (Gilles Tautin) et que se termina, en quelque sorte, le joli mois de mai. Du coup, Un film comme les autres rappelle un très beau film militant du groupe Cinéma Ligne Rouge (dont fit partie Jean-Pierre Thorn) : Oser lutter, oser vaincre. Mais après le temps de l'action, Godard propose désormais celui de la réflexion en confrontant les points de vue d'étudiants et d'ouvriers. Il s'agit de revenir, à travers cette confrontation, à la grande question sur la véritable nature de Mai 68 : est-ce que le mouvement fut véritablement un épisode révolutionnaire de la « lutte des classes » ou seulement un joyeux bordel animé par les enfants gâtés des trente glorieuses ? (il est bien entendu impossible de répondre précisément à cette question tant ces deux aspects semblent intimement liés).

 

Ce qui frappe en voyant ce film, c'est son côté austère et plutôt ingrat. Godard enregistre des conversations (où il intervient parfois) en prenant soin de ne jamais cadrer le visage des intervenants. Il les filme de dos ou derrière de hautes herbes, coupant souvent les corps au niveau du cou (est-ce pour préserver l'anonymat de ces éléments « subversifs »?). Quant aux images d'archives, elles n'ont pas été tournées par lui mais donnent cependant, par la puissance du montage, un aperçu assez juste de ce que purent être les grandes manifestations de Mai 68 (y compris celle du retour à l'ordre au profit de De Gaulle).

 

Sans être le film le plus passionnant de Godard ni même le plus intéressant des films « militants » de cette époque, Un film comme les autres est un jalon intrigant de la réflexion de Godard quant à sa manière de faire « politiquement » des films. Ici, et le titre le dit bien, il met un terme à toute question « formelle » et « esthétique » sans pour autant adopter une posture « militante » ou « propagandiste ». Il est d'ailleurs assez étonnant qu'on persiste à considérer Godard comme un terne bonnet de nuit maoïste (du style Sollers ou Glucksmann) alors qu'il n'a jamais écouté que ses propres lubies et n'a jamais mis son cinéma au service d'une « cause ». Il est d'ailleurs assez frappant qu'il n'hésite pas à citer ici les textes de Debord et Vanegeim mais également des classiques de l'anarchie, du « je te supprime au nom de la liberté » de Clément Duval à quelques extraits du procès d’Émile Henry. Sa position politique est donc beaucoup plus complexe qu'on veut bien le dire et n'a rien à voir avec le catéchisme gauchiste ânonné par de nombreux militants à cette époque. A travers son film, il tente de rendre compte de la complexité de cette question « révolutionnaire » : comment lier les intérêts de la classe ouvrière et ceux des étudiants ? Quels moyens pour poursuivre la lutte : la voie réformiste aux côtés des syndicats (alors que le PCF et la CGT ont tout fait pour saboter le mouvement) ou la guérilla et la clandestinité (comme semble le désirer un des ouvriers) ?

La force de Godard, c'est de ne pas chercher le panel représentatif mais d'enregistrer la parole d'individus et de parvenir, à travers celle-ci, à offrir une image assez juste (et non pas « juste une image ») de la multiplicité des courants de pensées politiques de l'époque.

 

Pour Godard, le cinéma est désormais au service de la parole mais non pas d'une parole univoque et de propagande.

D'où cette tension permanente entre un engagement revendiqué et une volonté brechtienne de prendre de la distance par rapport aux choses montrées.

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