Mon amie Victoria (2014) de Jean-Paul Civeyrac avec Guslagie Malanda, Nadia Moussa, Catherine Mouchet, Pascal Greggory

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Je l'ai déjà écrit mais il convient de le redire : Jean-Paul Civeyrac est un cinéaste aussi attachant qu'il est discret. Depuis bientôt 20 ans (Ni d'Eve, ni d'Adam remonte à 96!), il trace un sillon singulier au cœur du paysage du « cinéma d'auteur à la française », marchant à la fois sur les traces d'un Bresson tout en faisant résonner l'écho d'un lyrisme très personnel. Après le mésestimé (et imparfait) Des filles en noir, le cinéaste adapte avec Mon amie Victoria une nouvelle de Doris Lessing.

Je ne sais pas si c'est de cette origine littéraire que viennent les défauts du film mais il convient néanmoins de les énumérer. Entièrement pris en charge par une voix-off omniprésente (celle de Fanny, l'amie d'enfance de Victoria qui entreprend de raconter les diverses étapes de son existence), le récit est un peu alourdi par cet arrière-plan littéraire. Parfois, on craint même que Civeyrac se contente d'une simple illustration de ce que la narratrice énonce. De la même manière, la structure du film en « chapitres » paraît un peu trop rigide et donne le sentiment qu'un élément dramatique grave doit forcément ponctuer chaque partie (une rupture, un décès...). Le caractère un peu trop écrit du scénario rend le film parfois artificiel dans son déroulement.

 

Dans un premier temps, Victoria, jolie fillette noire vivant seule avec sa tante malade, est recueillie le temps d'une nuit par une riche famille bourgeoise (de gauche). Elle fait la connaissance d’Édouard, plus âgé qu'elle, et gardera un souvenir ineffaçable de cette rencontre. Suite à la mort de sa tante, elle ira vivre chez une voisine et deviendra l'amie de Fanny, la narratrice. Devenue jeune femme, elle retrouve Thomas, le frère d’Édouard et entame une liaison avec lui. Elle tombera enceinte peu avant leur séparation (sans heurts) et ne dira rien de son état au futur père. Sept ans plus tard, après une autre histoire d'amour avec Sam, Victoria décide de révéler à Thomas l'existence de sa fille...

 

Même en simplifiant à l'extrême, la lecture du résumé du film peut faire comprendre à quel point il est dense en rebondissements et en coups de force dramatiques. Pourtant, Civeyrac parvient à contourner les obstacles qu'il s'est lui-même fixé en éludant soigneusement tous les passages dramatiques, en les laissant dans un hors-champ que soulignent de nombreux fondus au noir. Ce parti-pris de mise en scène permet au film de trouver, malgré tout, sa respiration en évitant tout pathos. De la même manière, alors que le sujet prêtait le flanc à une approche sociologique (la discrimination raciale) et psychologique, le cinéaste opte pour une certaine épure et une vraie pudeur quant à la peinture de ses personnages. Tandis que la voix-off, littéraire de Fanny tente de nous faire partager l'intériorité de Victoria, la mise en scène de Civeyrac la tient à distance et joue la carte de l'opacité. Alors que le mouvement du film devrait nous conduire à mieux connaître cette jeune femme, c'est l'inverse qui se passe et le personnage semble se dérober, fuir toutes les catégories qu'on souhaiterait lui assigner (en particulier, et à l'inverse de Bande de filles, celle de « victime »).

 

Mon amie Victoria est plutôt une histoire de dépossession : alors que la famille de Thomas semble l'accepter et se démener pour offrir le meilleur à la petite Marie, c'est l'identité même de la jeune mère qui est niée. La description que Civeyrac propose de la famille bourgeoise évite à la fois la satire facile et la caricature revancharde . Comme dans La cérémonie de Chabrol, ces bourgeois sont plutôt sympathiques et volontiers progressistes jusque dans leur naïveté démagogique (la mère, génialement incarnée par la trop rare Catherine Mouchet, qui s'exclame qu'elle a toujours rêvé d'avoir un petit-enfant noir). Pourtant, il y a toujours une distance voire un mur entre eux -si accueillants qu'ils soient- et Victoria. Peut-être parce que la jeune femme n'existe que comme une « image » pour les autres : image désirée d'une compagne « exotique » pour Thomas, image de la bonne conscience morale de la riche famille, image de la mère traditionnelle pour Sam, le deuxième compagnon de Victoria... Ce processus de dépossession (la famille tente également, mais inconsciemment, de « récupérer » Marie) se fait en douceur parce qu'il est culturel, social et solidement intégré. Un rejet « raciste » aurait été sans doute beaucoup plus facile en terme d'efficacité dramatique mais la force du film de Civeyrac tient justement dans ces nuances et dans ces subtilités (vouloir le « bien » d'une personne, n'est-ce pas non plus la déposséder quelque part de son identité?). A mesure qu'elle s'efface, Victoria devient un de ces « fantômes » qui hantent le cinéma de Civeyrac (voir Les solitaires ou Le doux amour des hommes). Et l'une des beautés du film vient de ce contraste entre une volonté un peu trop marquée de dire (la voix-off) et ce silence qui finit par gagner un personnage toujours en retrait. C'est moins dans un discours formaté et bien-pensant que dans ce silence que se lisent les injustices et les exclusions. A l'image de Charly, le petit frère de Victoria qui n'a plus un père aimant pour s'occuper de lui.

Civeyrac confirme également qu'il est un excellent directeur d'acteur et la composition de la belle Guslagie Malanda dans le rôle de Victoria est remarquable : sobre, digne et d'une belle intensité. Peut-être manque t-il un tout petit quelque chose pour qu'on adhère totalement à ce projet. Civeyrac épure mais n'ose pas aller aussi loin que Bresson. Il recherche un certain lyrisme mais n'ose pas totalement s'abandonner à l'émotion comme peut le faire parfois Philippe Garrel.

Mais entre ces deux voies, il trace sa route en solitaire et construit une œuvre qu'on finira bien par redécouvrir...

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