Bande de filles (2014) de Céline Sciamma avec Karidja Touré

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Les deux premiers films de Céline Sciamma, Naissance des pieuvres et Tomboy, avaient révélé une cinéaste pétrie de talent et dotée d'une grande sensibilité. Néanmoins, en dépit de leurs indéniables qualités, ces films n'étaient pas toujours dépourvus d'une certaine application et d'une lourdeur démonstrative qui pointait le bout de son nez au détour de quelques scènes (la scène de boite de nuit avec le dragueur dans Naissance des pieuvres, la vision bien caricaturale des petits caïds en culottes courtes dans Tomboy, etc.)

En plantant sa caméra en banlieue parisienne, la tendance s'est totalement inversée : à part deux ou trois jolis moments où affleure à nouveau la sensibilité de l'auteur et un vrai talent pour diriger de jeunes comédiennes (toutes très bien), Bande de filles est un film totalement artificiel, bourré de clichés sociologiques et qui s'inscrit dans ce que le courant naturaliste français peut faire de pire (à savoir produire un discours stéréotypé sans ambiguïté et sans personnage).

 

Le postulat de base de Céline Sciamma, c'est que ses personnages sont des victimes. Et plutôt trois fois qu'une : victimes parce qu'elles sont noires (oppression raciale qui sera évoquée lorsqu'une petite vendeuse ne peut pas s'empêcher de suivre la « bande » dans un magasin de fringues), victimes parce qu'elles sont des filles (oppression sexiste, notamment à travers le personnage du grand frère de Marieme) et victimes parce qu'elles sont pauvres (oppression sociale comme en témoigne la scène d'orientation qui mériterait une longue analyse tant elle me paraît caricaturale, avec cette autorité omnisciente qu'on ne figure pas et qui semble décider du destin de l'adolescente).

 

Pourquoi pas ? Mais encore faudrait-il trouver une forme cinématographique et des personnages capables de faire vivre ce « discours » et non pas faire progresser le film de manière à l'illustrer point par point.

Le film débute par une scène de football américain, filmée avec un indéniable brio technique mais qui évoque plus un clip autonome qu'une scène d'ouverture. Impression corroborée par le fait que la cinéaste ne fera absolument rien de cette dimension « sportive » du film puisqu'il n'en sera plus vraiment question par la suite. La séquence ne semble là que pour illustrer une idée : la vie est un sport de combat pour ces filles de banlieue.

Deuxième séquence : les filles rentrent chez elles. Là encore, le travail de mise en scène est intéressant, notamment au niveau du son (le brouhaha qui s'arrête quand elles pénètrent dans un territoire gardé par les petits voyous du coin) mais cette virtuosité se limite encore à de l'illustration : en gros, en banlieue, les filles n'ont pas droit à la parole.

 

On pourrait continuer longtemps dans la mesure où Bande de filles suinte à chaque plan l'application et la note d'intention. Quand Marieme embrasse pour la première fois son copain, c'est à l'instant précis où la lumière de la minuterie s'éteint et elle se rallume au moment où le baiser se termine. Vous me direz que c'est anecdotique mais ça traduit, à mon sens, le côté totalement artificiel et appliqué d'un film par ailleurs souvent bien cadré (quelques très beaux plans d'ensemble sur la cité).

 

Certains ont loué l'énergie que dégage le film, notamment à travers la fameuse scène où les filles dansent sur le Diamonds de Rihanna. Ce passage me semble symptomatique de l'échec du projet pour deux raisons. La première, c'est que ce genre de scène de pure énergie, on l'a vu 300 fois et souvent filmé de manière plus intéressante (de la fête dans L'eau froide d'Assayas à la séquence de la manifestation dans La vie d'Adèle sur Lykke Li en passant par la sublime séquence de la patinoire dans le magnifique Travolta et moi de Patricia Mazuy). Ici, c'est davantage l'habillage « soupe variété » qui créé le mouvement que la mise en scène. Mais, plus important (et plus grave), c'est le choix que fait Sciamma de se cantonner à ce qu'elle estime être la « culture » de ces jeunes. On le retrouve devant la ridicule scène de la Défense où elle tente d'amener le spectateur à s'esbaudir devant les beautés (??) de la danse effectuée par les gamines. Or, à mon sens, c'est dans ces deux passages qu'on saisit mieux la différence entre un grand film sur la banlieue comme L'esquive de Kechiche (film auquel a été comparé Bande de filles) et celui-là.

Chez Kechiche, on ne nie pas la réalité de ce langage, de ces modes d'expression mais ils ne constituent pas une fin en soi. Au contraire, Krimo termine « mal » (emprisonné dans son monde) parce qu'il ne parvient pas à sortir de ce langage, de ce que les démagogues appellent sa « culture de banlieue ». Celles qui s'en sortent, ce sont celles qui s'adonnent au théâtre et parviennent à maîtriser la langue de Marivaux. Et c'est pour cette raison qu'on peut dire que Bande de filles est à L'esquive ce que Rihanna est à Marivaux.

Les héroïnes de Bande de filles sont enfermées « dans leur novlangue au moins autant que dans leur ghettos, et ne pouvant même plus fonder leur droit à hériter du monde sur leur capacité à le reconstruire » [Jaime Semprun]. Et Sciamma de porter sur elles un regard « maternel » (comme on disait autrefois « paternaliste ») sans vraiment dépasser le postulat qu'elles sont des victimes et qu'elles méritent notre compassion.

 

Cette manière de « typer » les personnages pour en faire, soit des bourreaux, soit des victimes, produit des effets contraires, à mon avis, à ceux que la cinéaste souhaitait provoquer. Prenons l'exemple du grand frère à qui la cinéaste ne laisse aucune chance. Il incarne tout ce qu'elle déteste : la domination masculine, la violence, l'oppression... Le problème, c'est que si on ose dire que ce personnage est extrêmement caricatural, on prend le risque d'être accusé de nier la réalité. Il ne s'agit pas de dire que ce type d'individu n'existe pas mais d'essayer d'expliquer pourquoi il est comme ça. En ne dépassant pas le constat « bourreau » et « victime », Sciamma ne parle ni des raisons sociales de tels comportements, ni des raisons religieuses (dimension totalement absente, d'ailleurs, mais qui plane constamment comme la « part maudite » du film parce qu'elle risquerait de mettre en branle ses certitudes) , historiques et économiques. Entendons-nous bien : chaque film ne peut pas être une thèse de sociologie (ce qui serait d'ailleurs imbuvable) mais si la cinéaste était parvenue à créer des personnages plus complexes, plus ambigus, peut-être que quelque chose serait passé.

 

De la même manière, la scène du magasin de fringues est assez déplaisante dans la mesure où Sciamma oppose ses quatre victimes du racisme ordinaire (qu'il n'est pas question de nier) à une petite vendeuse qui n'est pourtant pas moins « victime » que les filles de la bande. Mais ce qui fonctionne le moins dans la scène, c'est qu'on s'aperçoit quelques temps après que ces filles sont effectivement des voleuses (elles dansent avec des robes où les antivols n'ont pas été enlevés). Faisons-nous l'avocat du diable (car ce n'est évidemment pas le discours de Sciamma et j'y vois davantage de la maladresse) : un spectateur raciste trouvera dans ce film tout le grain à moudre qu'il souhaite pour conforter son opinion (ces filles sont agressives, voleuses, violentes, bruyantes, vulgaires, etc.)

 

Pour résumer, Bande de filles fonctionne avec une grille idéologique déterminée en amont et tous les plans ne sont là que pour conforter des certitudes. Jamais cette vision du monde n'est questionnée, mise en perspective, critiquée ou complexifiée. Je m'étonne que personne n'ait souligné le caractère très déplaisant de la séquence qu'on pourrait qualifier de « la revanche ».

Il se trouve que dans la « bande de filles », la leader « lady » se bat contre une fille d'une bande rivale et qu'elle se fait humilier. Un peu plus tard, Marieme décide de venger son amie et de se battre à son tour contre cette fille qu'elle massacre. Toute la séquence fonctionne sur les mêmes ressorts émotionnels que les pires films de « vengeance » américains (Joël Schumacher, par exemple). Tout est fait pour que le spectateur jouisse de cette humiliation et savoure ce moment où l'héroïne arrache le soutien-gorge de la « méchante ». D'une certaine manière, Sciamma sous-entend (encore par maladresse) qu'il y a des « victimes » plus sympathiques que les autres car, au fond, l'autre « bande de filles » aurait pu mériter un film aussi et je ne vois pas en quoi elles sont moins des victimes du système que la cinéaste entend dénoncer !

 

Du coup, ceux qui prétendent que le film montre une volonté « d'émancipation » chez cette jeune fille me laissent perplexe. Où est l'émancipation chez cette adolescente sinon dans ce désir de se fondre dans le groupe (qu'elle laissera d'ailleurs tomber) pour devenir la petite caïd du coin avant de choisir l'illégalité sous la coupe d'une petite crapule de banlieue ?

 

En choisissant le schématisme, l'illustration scolaire de « problèmes sociaux », Sciamma ne fait que conforter les clichés et ne propose aucun horizon à ses personnages tout simplement parce qu'ils n'existent pas à l'écran (voir la manière dont elle expédie la petite sœur ou la mère). On pense à Polisse de Maïween, qui réduisait de la même manière la complexité du Réel à quelques faits de société articulés artificiellement.

 

Le résultat est très décevant et prouve que, comme le chantait Brassens, « le pluriel ne vaut rien à l'homme »...

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