A serious man (2009) d’Ethan et Joel Coen avec Michael Stuhlbarg, Richard Kind, Sari Lennick

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Je reprends volontiers comme titre pour ma note celui que Charles Tatum a déjà donné à la sienne pour illustrer un plan d’A serious man tant ce « principe d’incertitude » semble régir totalement le dernier opus des frères Coen. J’avoue d’ailleurs que le consensus qui s’est fait dans la critique autour de ce film m’étonne un peu tant les cinéastes échappent à l’autocitation « auteurisante » et laissent leur système formel se faire contaminer par cette incertitude.

Est-ce la « plus-value culturelle » qu’apportent les références à la tradition juive qui fait se pâmer la critique comme jadis les allusions à Homère dans le pourtant assez moyen Ô brother ? N’ergotons pas puisque je partage l’enthousiasme général mais signalons seulement à nos aimables lecteurs qu’A serious man a beau s’inscrire totalement dans l’œuvre des frères Coen, c’est également un film singulier et étrange, qui ne possède ni le caractère « graphique » des films qui ont fait la renommée des frangins (Fargo, The big Lebowski, The barber…), ni le rythme effréné mais un peu « creux » de certaines de leurs dernières comédies (Intolérable cruauté, Burn after reading)

A serious man est une comédie mais pas une comédie désopilante, une œuvre inquiète qui navigue entre plusieurs eaux incertaines et qui séduit d’ailleurs par cette volonté de mêler les registres, de donner de l’étrangeté au quotidien, du « sérieux » à la dérision.

 

Le principe d’incertitude débute dès le beau prologue qui ouvre le film, une histoire juive où un homme secourt un vieillard censé être mort. Persuadé d’avoir affaire à un « dibbouk » (un esprit habitant le corps d’un homme auquel il reste attaché), sa femme lui perce le cœur avec un tournevis. A-t-elle terrassé un fantôme ou assassiné un vieil homme ? Nul ne le saura…

Cette incapacité à percer le mystère de la vie, on la retrouve chez Larry Gopnik, brillant professeur de physique à l’université et en attente d’une titularisation proche. Alors qu’il a tout pour couler des jours heureux dans l’univers pavillonnaire du Minnesota (un travail, une famille, un fils qui se prépare à sa bar-mitsva…), sa vie se détraque lorsque sa femme demande le divorce (elle convole avec leur vieil ami Sy) et que les évènements s’enchaînent en sa défaveur.

 

Plus qu’une comédie, A serious man est une parabole, une relecture des mésaventures de Job sur son tas de fumier et une réflexion sur la question du Mal qui hante depuis toujours le cinéma des frères Coen (voir dernièrement No country for old men). Abandonné par la chance, Larry s’interroge sur les causes de tant de malheurs et sur son éventuelle culpabilité. Après avoir assuré à un étudiant coréen cherchant à le corrompre que le monde trouve sa signification dans les mathématiques, il se laisse gagner par le doute et cherche des appuis dans la religion. C’est là que les Coen irriguent leur film de cette tradition juive qu’ils filment ironiquement (le jeune garçon qui s’ennuie à mourir aux cours d’hébreu comme nous nous sommes ennuyés nous-même au catéchisme !) ou de manière plus « inquiète ». Les rabbins que rencontre successivement notre héros n’ont finalement rien de plus à lui apporter que les écritures sibyllines des équations mathématiques. Sciences, foi : tout s’écroule devant l’incroyable mystère du Mal et de la souffrance humaine (à ce titre, n’oublions pas de signaler le très beau et émouvant personnage d’Arthur, le frère de Larry, encore moins gâté par la nature). Que ces rabbins prônent la résignation, le mystère insoluble des voies de Dieu ou un optimisme de pacotille (l’épisode très drôle où le rabbin cherche à prouver à Larry qu’il peut s’émerveiller en regardant un parking sinistre) ; c’est le doute et l’incertitude qui finissent par gagner et rendre l’accès à la vérité absolue impossible (pour les rapports du film des frères Coen à la gnose, je vous renvoie une nouvelle fois au blog de Charles Tatum).

Ce qu’il y a de passionnant dans A serious man, c’est que les thèmes (le fond du film, si l’on veut) se retrouvent dans les partis pris (la forme) de la mise en scène. Les frères Coen, beaucoup plus sobres qu’à l’accoutumée (ce n’est pas une critique : j’aime beaucoup leurs délires visuels), se plaisent à brouiller sans arrêt les pistes, à procéder par légers dérapages et un sens du décalage qui n’a rien de systématique.

Parti d’abord sur un conte yiddish, le film embraye immédiatement sur le quotidien de gens banals dans le Midwest américain. On s’attend à une satire classique lorsqu’un petit travelling dans un couloir de la demeure de Larry nous renvoie directement à l’univers de Barton Fink, peut-être le film le plus proche d’A serious man. Ce n’est plus l’angoisse de la feuille blanche qui saisit le héros du film (d’ailleurs aussi hanté par la figure du Mal à travers l’extraordinaire voisin joué par John Goodman) mais une angoisse plus vaste de l’homme face à l’absurdité totale de l’existence (qui se révèle à travers les souffrances qu’il subit).

Le monde de Larry s’écroule petit à petit sous ses yeux et la mise en scène traduit parfaitement cette perte de repère : les lieux quotidiens deviennent inquiétants (ce voisin « pur souche » qui regarde méchamment Larry), les épisodes cauchemardesques s’enchaînent régulièrement et brouillent la perception de notre malheureux héros.

La bande-son est d’ailleurs judicieusement travaillée pour renforcer ce « principe d’incertitude ». 

De la même manière, alors que le film joue résolument la carte de la comédie (avec des moments vraiment hilarants comme celui de la vente de disques par correspondance), les frères Coen le terminent sur un final glaçant (je ne révèlerai rien) qui renforce le côté « absurde » du récit. Alors que Barton Fink parvenait finalement à trouver un apaisement en rejoignant la fille de la photo sur une plage (l’Image comme remède au Mal régnant sans partage sur le monde), Larry tente lui aussi une incursion dans le fantasme (le très beau passage où il reluque de son toit sa voisine en train de bronzer) mais sans parvenir à s’y fixer.

 

Derrière l’aspect dérisoire que les frères Coen mettent en valeur à travers ces vieux rabbins qui finissent par nommer les membres de Jefferson Airplane ou des dentistes découvrant dans les dents de leurs patients des signes cabalistiques ; il ne reste au final qu’une angoisse insoluble : celle d’être né (sommes-nous coupable de notre naissance ?) et de devoir souffrir sans raison…

 

 

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