Le roi déchu
King of New York (1989) d'Abel Ferrara avec Christopher Walken, David Caruso, Laurence Fishburne, Wesley Snipes (Editions Carlotta Films)
Sortie le 24 octobre 2012
Entre les séries B bouillonnantes mais inabouties de ses débuts (L'ange de la vengeance) et les films d'auteur amphigouriques et parfois fumeux (voir l'assommant Mary) ; Ferrara a connu son heure de gloire au début des années 90 en signant ce qui reste encore aujourd'hui ses plus beaux films (Bad lieutenant, The Funeral). A ce titre, King of New York fait figure de premier jalon d'une période faste. Somptueusement photographiée, cette tragédie urbaine et contemporaine reste encore aujourd'hui l'une des œuvres les plus réussies de son auteur.
Après un séjour de quelques années en prison, Frank White (Christopher Walken) est libéré et reprend ses activités illicites. Bien décidé à retrouver ses affaires en asseyant son règne sur le trafic de drogue, il est la cause de nombreux règlements de compte entre gangs. Parallèlement, il cherche à gagner une certaine respectabilité et veut financer un hôpital pour enfants avec l'argent du trafic...
La séquence où Frank White sort de prison est absolument magnifique, empreinte d'un certain hiératisme tout à fait fascinant. Ferrara se contente de filmer le visage de son acteur éclairé par les lumières de la ville pour nous situer d'emblée les enjeux de son film. Car finalement, King of New York peut se résumer à ça : un visage et une ville.
Le visage, c'est celui de Christopher Walken dont le jeu oscille sans arrêt entre la plus sobre retenue et un côté constamment halluciné. Derrière son regard pâle se dessine immédiatement une certaine violence (qui sera omniprésente quoique très stylisée au cours du récit) tandis que sa silhouette évoque également celle d'un fantôme et d'un roi promis à la déchéance. King of New York sera la tragédie d'un homme ridicule, d'une silhouette shakespearienne perdue au milieu de l'enfer urbain.
Comme dans New York, deux heures du matin, Ferrara nous plonge dans le monde grouillant de cet univers urbain avec ces boîtes branchées (le « Plaza » où règne White), ces petits voyous qui s'entre-tuent et ce monde de la nuit, vision sombre d'une humanité en pleine décadence, entièrement soumise à l'unique dieu argent (avec ce que cela suppose de débauche de sexe et de drogue, le tout sur une musique hip-hop en plein essor). Cette atmosphère est fort bien rendue par une magnifique photographie qui joue sur des teintes bleutées (mais sans le maniérisme des photos « actuelles » que l'on retrouve, par exemple, chez Mann ou dans les premiers Fincher) et les ambiances nocturnes.
Quant aux mouvements de caméra qui glissent en de longs travellings accompagnant le personnage ou, au contraire, qui circonscrivent un territoire de plus en plus limité ; ils donnent au film un côté « opéra » qui pourrait le rapprocher des grandes œuvres de Coppola ou Scorsese.
Pourtant, King of New York n'a rien d'un traditionnel film de « mafieux » (aussi bons soient-ils). On ne trouve pas chez Ferrara cette fascination qu'il peut y avoir pour les gangsters chez Scorsese ou De Palma. Frank White n'est pas Tony Montana et il n'est pas non plus l'image d'un certain artisanat « à l'ancienne » comme chez Scorsese. Ferrara le précise bien dans l'entretien qu'il a donné à Nicole Brenez : son personnage est une métaphore. Si Frank White est un mafieux, il pourrait tout autant être un homme d'affaires ou un trader : une image de l'argent devenu sphère autonome et nouvelle divinité. Le film affiche constamment une volonté de démystification de la figure du gangster : White se considère comme le « roi de New York » alors qu'il n'est absolument rien, une sorte de quintessence du vide de l'époque. Par ailleurs, Ferrara donne parfois une tournure presque « politique » à l'affrontement entre White et les forces de l'ordre (menées par David Caruso en chien fougueux) : alors que le mafieux parvenu roule sur l'or en tuant des gens, la flicaille qui risque sa peau pour 35000 dollars par an apparaît comme le dindon de la farce.
Alors que le parcours des bandits chez Scorsese symbolise l'ascension sociale de jeunes immigrés italiens et leur revanche au cœur même de la société américaine, les « luttes de classe » chez Ferrara sont déplacées et c'est chez les poulets qu'on retrouve le vrai « prolétariat ».
A ceci prêt que le cinéaste ne joue pas non plus la carte du misérabilisme et de l’apitoiement. Les méthodes des flics sont finalement aussi violentes et douteuses que celles des mafieux et la confusion bat son plein. A la manière des polars d'Ellroy, Ferrara se plaît à brouiller les frontières entre le Bien et le Mal et à montrer des personnages qui oscillent constamment sur le fil du rasoir. Chez White, il y a une attirance vers le Bien (financer un hôpital, donner à ses actions un sens « social »...) qui paraît dérisoire au regard de ses actes tandis que chez le flic incarné par Caruso, c'est la violence, la rancœur, la haine qui semblent motiver tous ses gestes, même s'ils sont commis au nom d'un hypothétique « Bien » (protéger ses concitoyens).
King of New York est un grand film ambigu qui parvient à brosser le tableau d'un univers où les frontières entre Bien et Mal semblent abolies et où, à l'inverse d'un Scorsese, il ne peut plus y avoir de rédemption (malgré quelques colifichets religieux que le cinéaste filme parfois au détour d'un plan).
Tragédie shakespearienne, l’œuvre oscille constamment entre des éclairs de violence incontrôlés (les règlements de compte aux revolvers) et une certaine sobriété dans le style (quelque chose d'un peu hiératique accompagnant le déclin progressif d'un règne).
Ce mélange concourt à faire de King of New York un très grand film sur la jungle urbaine et une époque guettée par le vide...
BONUS
Un entretien assez anecdotique avec le producteur du film Augusto Caminito et une rencontre assez intéressante entre le cinéaste et une de ses talentueuses biographes : Nicole Brenez. Il est intéressant d'entendre le cinéaste parler de son film car il ne semble pas le considérer comme un film très « personnel ». Pour lui, il s'agissait de prouver qu'il était capable de faire un film avec un gros budget et d'apporter une pierre à l'édifice du cinéma de gangsters. Sans être totalement dans la dépréciation, il semble presque reprocher le caractère « classique » de King of New York. On n'est pas obligé de le suivre sur ce terrain mais, en revanche, il faut l'écouter lorsqu'il parle du côté métaphorique de l’œuvre car il devient alors passionnant...