Le Havre (2011) d'Aki Kaurismäki avec André Wilms, Jean-Pierre Darroussin, Kati Outinen, Pierre Etaix, Jean-Pierre Léaud, Little Bob

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Cela faisait près de 20 ans qu'Aki Kaurismäki n'était pas venu tourner en France (depuis l'excellent La vie de bohème). Le voilà de retour au Havre le temps d'une jolie fable humaniste lui donnant l'occasion de mettre en sourdine son cynisme proverbial.

Sur le papier, Le Havre peut faire peur puisqu'il s'agit de la rencontre fortuite d'un ancien clochard, désormais cireur de chaussures (le toujours excellentissime André Wilms), et d'un petit garçon africain débarqué clandestinement à bord d'un cargo. Pour Marcel Marx (c'est ainsi que se nomme notre bonhomme), il va falloir s'organiser pour protéger le gamin recherché par la flicaille et se débrouiller pour qu'il puisse repartir vers Londres et retrouver sa mère.

L'immigration clandestine, les réfugiés de tout pays parqués dans des centres d'hébergement précaires (nous ne sommes pas loin de Sangatte), le durcissement de la politique répressive contre les sans-papiers : Kaurismäki surfe sur la vague de l'actualité brûlante et se coltine avec des faits de société comme il ne l'a jamais fait auparavant (même si ses films parlaient aussi de notre monde comme il va). Le spectateur pouvait alors légitimement craindre un pensum sociologique baignant dans la bonne conscience de gauche et se noyant dans le naturalisme le plus crapoteux (style La blessure de Klotz).

Mais Kaurismäki n'est pas de l'engeance des donneurs de leçons. C'est avant tout un cinéaste et un grand.

 

La première chose qui séduit dans Le Havre, c'est son côté intemporel. Les faits relatés évoquent irrésistiblement l'actualité sociale la plus contemporaine mais on pourrait aussi bien être dans les années 60 (une affiche des Cousins de Chabrol orne une vitrine de café), les années 70 (un voisin délateur -un Jean-Pierre Léaud aussi hilarant qu'inquiétant le temps de deux scènes- utilise un téléphone à cadran, on écoute des 33 tours...) ou les années 80 (comme pourrait le laisser supposer une vignette automobile). Plus généralement, le film s'inscrit également dans la grande tradition du mélodrame humaniste, de Griffith à Chaplin (on pense évidemment au Kid) et l'on réalise encore une fois que ce n'est pas un hasard si Kaurismäki réalisa autrefois un film muet (le très beau Juha) : il est l'un des derniers cinéastes « primitifs », réfléchissant non pas en terme de « contenu » mais en terme de mise en scène et d'image.

Une fois de plus séduit son sens du découpage, sa manière unique de saisir chaleureusement l'univers des bistrots et du quotidien des « gens de peu ». Il le fait avec un sens du cadre (qui évoque parfois Edward Hopper) et de l'ellipse tout à fait réjouissant (inutile de montrer, par exemple, que Marcel a laissé son sandwich pour le garçon : le cinéaste le suggère en faisant travailler le spectateur grâce au hors-champ). On goûte également à son humour « à froid », aussi minimaliste que pince-sans-rire (il faut voir André Wilms expliquer à un directeur de centre de rétention qu'il est le frère albinos d'un vieil africain!) et qui permet de dédramatiser ce que le film pourrait avoir de pesant (car il faut préciser que la femme de Marcel – la fidèle Kati Outinen- est gravement malade et qu'elle est en train de mourir).

 

Les films du cinéaste ont souvent été très sombres, baignant dans une sorte de cynisme nihiliste (voir le glaçant mais génial La fille aux allumettes) aussi réjouissant que désespérant. Avec l'âge, il devient plus apaisé et s'offre même quelques bouffées salutaires d'optimisme, à l'image de ces cerisiers en fleurs (comme à la fin de La vie de bohème) apportant une lueur d'espoir (souvenons-nous qu'on entendait aussi Le temps des cerises dans le magnifique Les lumières du faubourg).

Dans Le Havre, la précarité et la pauvreté n'empêchent pas les individus de s'organiser et de réinventer des réseaux de solidarité. Chez Kaurismäki, l'être le plus mesquin peut faire preuve d'une certaine grandeur et c'est ainsi que l'épicier qui fermait au nez de Marcel son rideau de fer lui donne ensuite des provisions pour aider le petit. La boulangère et la tenancière du bistrot se révéleront de la même eau : généreuses et débrouillardes pour protéger l'enfant de la menace policière. Mais là où le cinéaste fait fort, c'est lorsqu'il parvient à sauver un personnage a priori antipathique, à savoir le commissaire misanthrope incarné par Jean-Pierre Darroussin (lui aussi excellent). Il y a aussi du Renoir chez lui, dans cette manière de montrer que tout le monde à ses raisons et qu'il n'y a ni héros parfaits, ni salauds complets (mettons de côté l'engeance méprisable des sycophantes).

Ce qu'il y a de nouveau, c'est que tout ce petit monde peut aussi agir dans le même sens et faire preuve d'une inattendue efficacité, à l'image de ce concert improvisé où le cinéaste parvient à faire remonter sur scène le vétéran Little Bob.

 

Loin des slogans stériles et du militantisme à deux balles, Kaurismäki, par le biais de la fable, parvient à réinventer une sorte de communauté humaine solidaire et généreuse. Sans doute y a-t-il là une belle part d'utopie (qui ira lui reprocher?) mais voilà un film chaleureux qu'on savourera comme le plus parfait antidote au sarko-lepenisme ambiant !

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