Le troisième génie
Coffret Harold Lloyd : 16 longs-métrages et 13 courts-métrages (1917-1936). (Editions Carlotta Films). Sortie en DVD le 19 novembre 2014
Cela fait quelques années que les éditions Carlotta ont la bonne idée de ressortir les films du « troisième génie » du burlesque avec Chaplin et Keaton : Harold Lloyd. Si cet imposant coffret n'est évidemment pas exhaustif (l'homme aux lunettes d’écailles ayant joué dans près de 200 films), il propose un panorama bien représentatif de l'art d'Harold Lloyd, de ses débuts chez Hal Roach jusqu'à ses films parlants (il manque néanmoins son dernier film Oh quel mercredi ! tourné sous la houlette de Preston Sturges).
En redécouvrant ses œuvres, on réalise que l'on peut distinguer plusieurs périodes chez Harold Lloyd, correspondant souvent à ses partenaires et égéries.
1- Bebe Daniels
De ses débuts (en 1914) jusqu'à 1919, Harold Lloyd tourne essentiellement avec Bebe Daniels qui le quittera ensuite pour se lancer dans une carrière « sérieuse ». J'ai déjà évoqué quatre de ces courts-métrages (Harold à la rescousse de 1917, Mon ami le voisin et Un, deux, trois... partez ! de 1919 et Harold chez les pirates sorti en 1920) ici. Il ne s'agit pas des meilleurs films de l'acteur qui rôde alors la silhouette qui fera sa célébrité : une certaine élégance vestimentaire, un canotier et les fameuses lunettes d'écailles. Si ses maladresses sont déjà proverbiales, le personnage n'est pas encore clairement défini. En ce sens, La vie de Billy (1919) d'Hal Roach, pastiche de western, ne fonctionne pas dans la mesure où Harold Lloyd tient le rôle d'un cow-boy habile et sûr de lui alors qu'il semble plus à l'aise lorsqu'il écoute son tempérament et joue des rôles d'amoureux timides et maladroits.
Tout n'est pas à jeter, bien évidemment, dans la période Bebe Daniels mais ces films sont encore ceux du tâtonnement et relèvent d'une tradition burlesque très en vogue à l'époque. A ce titre, des film comme Rien ne va plus et On n'entre pas sont des petites merveilles du splastick, ce burlesque débridé où la violence physique tient un rôle prédominant. Dans Rien ne va plus, Harold doit faire preuve de beaucoup de ruse pour échapper à sa logeuse qui lui réclame le loyer avant de se livrer à une partie de « cache-cache » hilarante avec des flics dans un tripot où il vient de décrocher le gros lot. Beaucoup de chutes et de coups de poings également dans On n'entre pas où Harold cherche absolument à rencontrer un homme d'affaire très occupé pour lui demander la main de sa fille. La mécanique burlesque est parfaitement huilée et laisse même une petite place à l'humour noir lorsque Harold finit par tomber amoureux d'une opératrice (Bebe Daniels) et qu'il se réjouit d'apprendre que son père est mort (il s'évite ainsi les démarches compliquées!)
2- Mildred Davis
En 1919, Harold Lloyd remplace Bebe Daniel par Mildred Davis dont il tombera amoureux. De cette idylle naîtra une série de chefs-d’œuvre dont le fameux Monte là-dessus (1923) qui reste encore aujourd'hui le film le plus renommé de l'acteur. C'est dans cette œuvre qu'Harold escalade à mains nues un building pour finir suspendu aux aiguilles d'une horloge en train de se décrocher. Si le film reste assez stupéfiant visuellement parlant (aucun trucage dans les séquences les plus spectaculaires et seulement une plate-forme de sécurité avec quelques matelas pour prévenir les accidents), il séduit par la manière dont les cinéastes (Newmayer et Taylor) parviennent à filer visuellement la métaphore du désir d'ascension sociale qui caractérise le personnage. L'escalade de cet immeuble devient l'image forte d'un modeste vendeur qui souhaite s'élever socialement pour séduire sa dulcinée (voir aussi ici). Ces séquences vertigineuses où Harold Lloyd se trouve en équilibre précaire sur des corniches d'immeuble, on les retrouve dans Ma fille est somnambule (1920) et dans Voyage au paradis (1921). Dans le premier, Mildred est somnambule et Harold entreprend ses acrobaties pour la sauver. Dans le second, un petit chef-d’œuvre de drôlerie, notre héros souhaite se suicider (il est persuadé que sa fiancée le trompe) et pense avoir atteint le paradis lorsqu'il se retrouve suspendu dans les airs.
D'autres images fortes d'Harold Lloyd proviennent de ces films tournés avec Mildred Davis, que ce soit celle des cheveux hérissés sur la tête de l'acteur parce qu'il doit habiter dans un Manoir hanté (1920) ou ces scènes de poursuite à toute allure où Harold multiplie les acrobaties : une impayable course en voiture dans le génial Oh la belle voiture (1920), une séquence acrobatique sur les wagons d'un train dans Harold bonne d'enfant (1921) ou une grande scène de poursuite dans Et puis, ça va (1922) où notre jeune homme tente de tirer Mildred des griffes d'un médecin malhonnête. Dans Virée à l'Ouest d'Hal Roach, Harold est poursuivi par des bandits patibulaires dans un décor de western. (je ne développe pas plus dans la mesure où j'ai écrit un texte sur trois de ces courts-métrages ici).
Tous ces films ne sont pas du même niveau. Marin malgré lui (1921) est un peu décevant dans la mesure où Harold Lloyd incarne une fois de plus un personnage qui ne lui correspond pas vraiment, à savoir un riche oisif qui souhaite travailler pour pouvoir épouser la fille qu'il aime. A part quelques gags sur le bateau avec un compère costaud, le film m'a paru un peu poussif. Sans être le plus abouti, Le talisman de grand-mère offre le visage le plus caractéristique du personnage d'Harold Lloyd, à savoir celui du jeune homme maladroit, timide et assez lâche mais que l'amour va parvenir à transcender. Le « talisman » du titre est bien évidemment totalement bidon mais il permet au héros de se surpasser et de révéler un autre visage.
3- Jobyna Ralston
C'est peut-être au cours de la « période Jobyna Ralston » que les caractéristiques du personnage d'Harold Lloyd seront le mieux définies. La plupart de ces œuvres montreront un jeune homme qui cherche à donner l'image de quelqu'un qu'il n'est pas et qui finira par être aimé pour ce qu'il est. Dans le presque parfait Vive le sport (1925), Harold débarque à l'université et se fait passer pour un grand sportif. Il est la risée de tout le campus qui repère immédiatement l'imposteur. Mais après bien des désillusions (voir les scènes d'entraînement) et à l'issue d'un match épique et tordant, Harold finira par être acclamé en champion (voir aussi ici). Dans Le petit frère (1927), notre héros rêve d'être aussi costaud et respecté que son père et ses frères mais il n'est bon qu'à s'occuper du linge et de la vaisselle (avec une ingéniosité très drôle). Là encore, il va se faire passer pour le shérif et donner lieu à une série de quiproquos très réussis avant de confondre des voleurs (avec une séquence célèbre sur un bateau où l'un des dangereux bandits lui tape sur le crâne avec une barre en fer qui se plie au contact de ce que l'on croit être sa tête). Une des plus belles réussites du lot est sans aucun doute Ca t'la coupe (1924) (titre français idiot pour Girl shy) où le très timide Harold cherche à publier un ouvrage sur ses conquêtes imaginaires. Dans un premier temps, des saynètes assez drôles illustrent l'imaginaire de l'auteur, anticipant les délires du Magnifique de De Broca avec une énergie érotique assez revigorante (bas troués, vamps, garçonne fessée d'importance...). Girl shy n'est sans doute pas la plus échevelée des comédies burlesques d'Harold Lloyd mais c'est peut-être la plus fine, la plus joliment mise en scène avec des séquences bucoliques d'une beauté inouïe (notamment le reflet du visage de la belle dans l'eau qu'Harold prend pour une projection de son esprit). Il y a également ce très joli moment où la caméra accompagne dans un mouvement vertical l'escalade d'un arbre qui permet à Lloyd de voir son amoureuse s'éloigner. Ce qui séduira la jeune fille, ce n'est pas le présumé Don Juan mais le véritable homme timide qu'est Harold qui finira par empêcher le mariage de la belle avec un rival après une série de courses poursuite totalement folles où tous les moyens de transport imaginables seront utilisés (voiture, train, cheval, chariot et même un tramway!)
Une riche famille (1924) nous présente un Harold Lloyd jeune marié enquiquiné par une belle-famille envahissante. La séquence où le comédien revient chez lui en trolley, les bras chargés de course après avoir gagné une dinde, est anthologique. Suivra une séquence où toute la famille essaie une nouvelle voiture puis un acte rappelant Le manoir hanté ou Harold Lloyd tente de masquer qu'il a bu (sans le vouloir).
Une fois de plus, les films les moins intéressants sont ceux où l'acteur endosse un rôle de milliardaire oisif qui ne lui correspond pas vraiment. Dans Faut pas s'en faire (1923), il se retrouve dans un pays d'Amérique du sud, au cœur d'une Révolution. Le film est un peu moins séduisant que les autres même s'il réserve quelques bonnes scènes lorsque Harold Lloyd fait équipe avec un géant (notamment un arrachage de dent). Dans Pour l'amour du ciel (1926), il aide presque sans le vouloir un pasteur qui veut fonder une mission dans les bas-fonds de la ville. La philanthropie d'Harold sera surtout dictée par l'amour de la fille dudit pasteur. Là encore, le personnage de milliardaire intéresse moins même s'il faut souligner un passage très drôle où Harold use de tous les stratagèmes imaginable pour attirer la pègre dans la mission.
En 1928, Harold Lloyd joue dans En vitesse, dernier film du muet du coffret où Jobyna Ralston ne joue pas. Ce long-métrage débridé fait partie des grandes réussites du comédien où l'on ressent très fortement le souffle des « années folles » (une délicieuse virée new-yorkaise d'Harold et sa fiancée , notamment à la fête foraine) et je vous renvoie là encore aux quelques mots que je lui avais consacrés ici.
4- Le parlant
Comme pour tous les comédiens burlesques, l'arrivée du cinéma parlant constitua un virage parfois difficile à négocier. Même si certains s'en tirèrent très bien (Chaplin), force est de constater que cette mutation technique marqua la fin d'un style de burlesque qui perdurera sous d'autres formes (je pense aux Marx brothers qui surent allier le comique verbal -Groucho- avec le comique visuel via le personnage de Harpo). Pour Harold Lloyd, les résultats furent plus inégaux
Quel phénomène ! , tourné en 1929 par Clyde Bruckman (qui fit également tourner Laurel et Hardy et WC.Fields) est sans doute le film le plus raté de tout le coffret. Beaucoup trop long (près de deux heures), il met en scène un Harold Lloyd détective sur les traces d'un dangereux criminel au cœur de Chinatown. Outre que l'utilisation du son reste assez malhabile, le film souffre d'un manque de rythme et de gags assez poussifs et répétitifs.
A la hauteur (1930) du même réalisateur est plus intéressant. Il s'agit d'une espèce de remake parlant de Monte là-dessus. Modeste vendeur de chaussures, Harold cherche à séduire une jeune femme qu'il croit riche alors qu'elle n'est que la secrétaire du puissant entrepreneur Tanner. Le film est divisé en trois parties qui réservent de bons gags même si la célérité du muet fait un peu défaut (on ne dira jamais combien la parole a ralenti le cinéma burlesque). Après quelques mésaventures sur un paquebot où ses méthodes pour trouver à manger sont assez amusantes, Harold se retrouve à nouveau accroché à un immeuble, suspendu entre le ciel et la terre. La séquence reste très impressionnante (notamment ce moment où notre héros se retrouve au-dessus du vide, suspendu à un jet d'eau) même si l'ensemble du film paraît un peu moins vif que Monte là-dessus.
Silence, on tourne (1932) (toujours signé Bruckman) est peut-être le plus réussi des parlants d'Harold Lloyd qui veut ici devenir acteur. Son arrivée à Hollywood et ses premiers essais sont assez tordants, notamment par la façon qu'il a de perturber un tournage ou de se mettre à dos le grand producteur du studio. L'histoire d'amour qui va se nouer entre lui et la vedette féminine est classique mais traitée avec une certaine finesse qui nous vaudra une hilarante séquence de soirée mondaine annonçant La party de Blake Edwards (notamment lorsque notre héros enfile par erreur le costume d'un magicien).
Patte de chat (1934) de Sam Taylor renoue avec l'univers de Chinatown de Quel Phénomène mais avec plus de verve. Harold Lloyd incarne un jeune homme naïf élevé en Chine dans une mission qui revient aux États-Unis pour trouver une épouse. Il sera manipulé par des politiciens véreux locaux qui le présentent aux élections municipales dans l'espoir de perdre. Or notre héros va bien entendu être élu et entreprendre une grande croisade contre la corruption. C'est l'un des films les plus atypiques d'Harold Lloyd en ce sens qu'il s'agit ici d'une fable à la Capra, louant de manière sympathiquement utopique la grandeur de la démocratie américaine (où chacun peut devenir le héros d'un jour) tout en critiquant vertement la corruption, la prévarication et les malversations. D'autre part, alors que certains films muets de l'acteur faisaient de l'étranger l'objet de gags indiquant une radicale altérité (notamment ce gag où Harold Lloyd s'affole lorsqu'il pense avoir été changé en Noir dans Ma fille est somnambule), les chinois sont présentés ici avec une réelle sympathie et leur enseignement n'est jamais tourné en dérision. Le film n'a sans doute pas le souffle des grandes comédies de l'acteur mais il est quand même surprenant. En 1936, Harold Lloyd croise le chemin d'un immense réalisateur de comédie Leo McCarey. Celui-ci a déjà fait tourner les Marx (Soupe au canard), Laurel et Hardy ou WC.Fields et dans Soupe au lait, il fait d'Harold Lloyd un modeste laitier qui devient malgré lui boxeur. Là encore, on retrouve ce qui a fait le sel du personnage, à savoir le contraste entre ce qu'il pense être (un champion de boxe) et la réalité (tous les combats sont truqués par un entraîneur véreux qui touche ainsi les mises des paris). Le résultat n'est ni un grand film de McCarey, ni un grand film d'Harold Lloyd mais une œuvre plaisante où les gags verbaux l'emportent généralement sur les gags visuels (les répliques fusent entre Harold et la poule de luxe de l’entraîneur).
Pour terminer, les éditions Carlotta nous proposent deux documentaires qui sont, en fait, des compilations des meilleurs moments des films d'Harold Lloyd. Dans la mesure où tous ces films sont disponibles sur le coffret, on ne voit pas tellement l'intérêt de ces « pots-pourris ». En revanche, je recommande un document assez étonnant : une émission télévisée de la sécurité sociale américaine (Social security in action) où un Harold Lloyd vieillissant revient rapidement sur sa carrière (émission interrompue par un spot publicitaire en faveur des fonds de pension!). C'est là qu'il révèle que ses films étaient tournés sans trucages. On pourra également découvrir dans ce coffret les archives des années 30 d'Harold Lloyd, à savoir des petits films familiaux où l'on constate que l'acteur ne tient pas en place (il faut le voir s'amuser comme un grand gamin avec ses enfants). L'un des plus étonnants de ces « home movie » est sans doute Un après-midi à Greenacres dans la mesure où il est tourné en couleurs et que certains plans sont absolument magnifiques.