Blue Jasmine (2013) de Woody Allen avec Cate Blanchett, Alec Baldwin, Louis C.K

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J'ai découvert le dernier opus de Woody Allen alors que je suis en train de lire Comment rater complètement sa vie en onze leçons de l'excellent Dominique Noguez. Or je n'ai pas pu m'empêcher de penser à ce livre en voyant Blue Jasmine. En effet, il y est développé une « théorie du ratage » d'autant plus intéressante qu'elle demeure relative. Qu'est-ce qu'une vie réussie ? Celle de Jasmine (Cate Blanchett), épouse d'un milliardaire jeté en prison pour de multiples fraudes et escroqueries ou celle de sa sœur Ginger, petite caissière sans histoire ou presque, ayant trouvé un homme simple mais aimant ?

On le sait depuis Match Point, la fortune pour Woody Allen est très aléatoire. Un simple petit coup de pouce du destin permet à une balle de passer ou non au-dessus d'un filet de tennis. Pour Jasmine, il y eut d'abord le coup de pouce favorable puis la chute cruelle. Quittant une vie de luxe à New-York, elle débarque à San Francisco chez sa sœur pour se refaire une santé, suivre une formation et trouver du travail.

 

Woody Allen confronte deux univers totalement imperméables : la « haute société » new-yorkaise composée de financiers véreux et volages, d'affligeantes commères et d'une vie vouée entièrement à une richesse dénuée du moindre sens. A l'opposé, une vision de l'Amérique des pauvres sans aucun romantisme (qui choquera sans doute les belles âmes qui n'apprécient que les pauvres bien élevés et conformes à une imagerie petite-bourgeoise) : de la médiocrité, du mauvais goût, des histoires minables...

Première hypothèse : après quelques séjours touristiques sans grande ampleur (Midnight in Paris, To Rome with love), Woody Allen reprend le masque du misanthrope et jette un regard sans la moindre mansuétude sur la nature humaine.

Mais les choses sont bien plus complexes que ça. Un cynique aurait profité d'une situation pareille pour jeter en pâture son personnage aux ricanements du public. Permettre au peuple de jouir du déclassement d'une belle femme riche. Or si l'on sourit parfois devant le fossé qui sépare la belle et distinguée Jasmine d'un vulgaire dragueur de bistrot ou d'un médiocre dentiste, le cinéaste ne s'aventure pas dans cette direction. Au contraire, si nous parlions de la relativité de cette notion floue de « vie réussie », Woody Allen montre à quel point toute souffrance, alors qu'elle pourrait être relativisée, peut être difficile à supporter. L'adolescent qui souffre d'une acné carabinée n'éprouve sans doute pas la même douleur que le petit africain mourant de faim mais il n'empêche que cette souffrance existe et que personne au monde ne peut se permettre de la juger. D'où la beauté de ce personnage de Jasmine, à la fois être totalement superficiel et mondain et en même temps femme extrêmement émouvante parce que sa souffrance est tangible. Cate Blanchett, par sa manière de maîtriser le moindre geste y compris lorsque son personnage défaille, est à la fois géniale et bouleversante.

Parce qu'une seule fois, les choses ont déraillé, elle se retrouve face à elle-même pour réaliser qu'elle n'est...rien !

 

Une autre facilité à laquelle le film fait mine de céder, c'est l'exaltation d'une simplicité « populaire » par opposition à la vacuité de la « haute société ». Or si le film s'appuie également sur les désillusions de Ginger pour montrer qu'il faut parfois se contenter de peu, il montre aussi un univers sans envergure, médiocre et où les individus ne cherchent jamais à s'élever.

 

Blue Jasmine reflète, sans le moindre didactisme, une certaine violence sociale de l'époque. Un fossé énorme s'est creusé entre les plus riches qui ne tirent leur richesse que de la spéculation et de la finance (soit, rien) et les plus pauvres qui se complaisent dans un univers étriqué et médiocre.

 

Mais Woody Allen ne juge pas et, au contraire, offre à chacun de ses personnages l'attention qu'il mérite. Pour se faire, il a une nouvelle fois recours à une forme complexe, où d'incessants flash-back (mais jamais annoncés comme tels) se mêlent au récit présent. Cette forme kaléidoscopique permet à la fois au cinéaste de donner de l'ampleur à ses personnages et de montrer que derrière toute fortune ou infortune, il y a aussi des histoires de cœurs qui battent. Une fois de plus, Blue Jasmine est un grand film romanesque où chaque personnage existe immédiatement à l'écran et est pris dans les rets d'affects complexes, de récits familiaux tortueux, de désirs et rancœurs plus ou moins avoués.

 

Il me semble également possible de voir dans ce film une nouvelle variation autour d'un thème cher à Woody Allen : celui de l'imposture. Jasmine, pendant toute sa vie, a fait semblant. Elle est arrivée au sommet de la société sans diplômes, sans bagage culturel particulier : seulement sa beauté. Comme il était possible de très bien vivre dans la bonne société après avoir commis un crime (Crimes et délits), il aurait pu être possible à Jasmine de réussir sa vie sans avoir rien fait. Mais pas plus qu'il n'y a chez Woody Allen d'idée de rédemption, il n'y a chez lui celle de punition.

C'est ce qu'il y a sans doute de plus cruel (et qui s'accentue à mesure qu'il vieillit) : rien n'existe d'autre que le hasard et ses aléas.

 

Si la richesse de Jasmine a d'abord été « injuste », surtout vis-à-vis de sa sœur (pourquoi elle et pas l'autre), sa chute est de la même nature. Terriblement injuste parce que sans véritable raison (c'est plutôt elle qui précipite sa chute mais ne disons rien...).

Et le film de naviguer brillamment sur ces eaux-là : à la fois glaciales, noire et sans le moindre espoir de Salut...

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