Les hautes solitudes
La fille de nulle part (2012) de et avec Jean-Claude Brisseau et Virginie Legeay
Jean-Claude Brisseau prouve, si tant était besoin, qu'on peut faire du grand cinéma avec un homme et une femme dans un appartement. Tourné chez le cinéaste pour une somme dérisoire (il a financé lui-même son film après avoir touché les droits de diffusion à la télévision de son film Noce Blanche), La fille de nulle part est un peu un retour aux sources pour Brisseau qui tourna son premier film en Super 8. Remarqué par Rohmer, il put réaliser grâce à son soutien son premier long-métrage « professionnel » : le magnifique La vie comme ça.
Prévenons d'emblée le lecteur peu familier du cinéma de Brisseau que ses films prêtent facilement le flanc à la moquerie. La fille de nulle part n'y échappe pas : le manque de moyens est visible, le montage est parfois un peu hasardeux (quelques raccords pas très heureux, un plan coupé trop tard où on entend de manière presque subliminale l'actrice commencer à se marrer...) et si Brisseau comédien impose une présence massive très attachante, on le sent parfois mal à l'aise pour dire son texte. Plus inadmissible pour l'époque que ces petites scories, le cinéma de Brisseau est à prendre au premier degré et n'hésite pas à friser le ridicule : croyance absolue en la puissance d'émotion du cinéma, trouées fantastiques, apparitions fantomatiques... Tous ces éléments qui feront ricaner bêtement les petits-malins sont ce qui rendent si bouleversants les films du cinéaste.
Ce qui est amusant, c'est qu'on lui a d'abord reproché au moment de La vie comme ça ou du magnifique De bruit et de fureur d’exagérer, de grossir le trait et de déformer la réalité pour se complaire dans la noirceur (on n'imagine quand même pas des élèves de banlieues planter un couteau dans le ventre d'un professeur!). Près de 30 ans plus tard, on réalise à quel point ces films sont visionnaires. Puis on lui reprocha son « mysticisme » là où il fallait voir un sublime mélodrame à la Douglas Sirk (Céline) et enfin son « érotisme » alors qu'il est sans doute le cinéaste qui a exploré de manière la plus subtile les arcanes du désir féminin (le magnifique Choses secrètes en premier lieu).
Honte aux critiques qui ont osé comparer Les savates du bon Dieu à un vulgaire téléfilm érotique de M6. Même si je n'avais pas forcément été totalement convaincu à l'occasion de sa sortie en salles, j'ai pu constater en le redécouvrant en DVD à quel point ce film était puissant et vieillissait bien (comme tous les films du cinéaste, d'ailleurs).
La fille de nulle part se rit de toute vraisemblance : un ancien professeur de mathématiques (incarné par Brisseau) entend du bruit sur son palier et découvre un jeune homme en train de passer à tabac cette fameuse jeune fille venue de nulle part. Il la recueille chez lui, la soigne et se laisse séduire (de façon toute platonique) par cette singulière inconnue...
Ce point de départ rappelle celui de Céline dans la mesure où Brisseau confronte deux solitudes (l'homme vit seul depuis la mort de sa femme il y a 29 ans tandis que la jeune femme n'a plus de parents) et opte pour la voie du mélodrame. Comme dans ce film, l'apparition quasiment miraculeuse de Dora sera accompagnée de divers phénomènes mystérieux : l'ancien professeur a des hallucinations et aperçoit une étrange femme symbolisant la mort (cette ombre qui plane dans presque tous les films de Brisseau).
Avec très peu de moyens (une lumière rouge dans un réduit, des femmes en lévitation ou masquées par des étoffes noires), le cinéaste parvient à instaurer un climat fantastique parfois inquiétant, souvent envoûtant. S'affrontent dans cet appartement les puissances maléfiques (la mort, la culpabilité) et les forces bénéfiques. La jeune Dora devient pour notre ours solitaire une sorte de réincarnation de sa femme et elle l'aide dans un projet d'essai consacré à... la croyance et à l'illusion.
Car tout est affaire de croyance dans La fille de nulle part mais une croyance qui n'a rien de religieuse : une croyance dans la création (voir la citation de Van Gogh à la fin du film), dans le pouvoir d'incarnation et d'émotion du cinéma, même avec les moyens les plus dérisoires : une caméra vidéo, un homme, une femme et un appartement.
D'une certaine manière, ce film est un peu (toutes proportions gardées) le Vertigo de Brisseau : une tentative pour un homme seul de redonner chair, par le pouvoir du cinéma, à l'image d'une femme aimée et disparue. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le DVD du film d'Hitchcock apparaît régulièrement dans le plan lorsque Michel évoque la « ressemblance » entre Dora et son ancienne femme.
Sur ce face à face plane constamment la présence de multiples fantômes : fantôme de la défunte, fantômes qui apparaissent régulièrement dans l'appartement, fantômes du cinéma lorsque Brisseau prend soin de bien mettre en évidence une jaquette de Vampyr de Dreyer lorsque Michel projette un film...
La fille de nulle part est également un très beau portrait de deux solitudes. La relation qui se noue entre ce vieil homme qui se sent désormais hors de la vie et cette jeune femme marginale est très émouvante. Lors d'une très belle scène, on retrouve Michel en train de discuter avec un ami et celui-ci l'invite à regarder deux jeunes et insouciantes demoiselles sur les quais de la Seine. Tandis que le vent s'engouffre sous les jupes des donzelles, l'homme évoque la tyrannie du désir et ce sentiment d'être désormais « hors-circuit », que la vieillesse interdit d'éveiller le moindre intérêt chez les femmes. J'ai songé, lors de cette séquence, au poème de Michel Houellebecq L'insupportable retour des minijupes et à ce sentiment d'être totalement extérieur au monde, incapable d'avoir une quelconque emprise sur la beauté de la jeunesse s'étalant tout autour.
Pas d'aigreur chez Brisseau mais une certaine sérénité : si le désir n'est pas totalement absent (un très beau tableau « érotique » - ce sera le seul dans le film- relevant à la fois de la vision et du fantasme), la relation entre Michel et Dora est purement amicale, presque filiale. Dora n'est plus « l'ange exterminateur » d'un des films précédents du cinéaste mais une espèce d'ange gardien qui lui redonne foi en la vie.
Brisseau a souvent montré (L'ange noir, Choses secrètes) les liens tenus entre le sexe, le désir et le pouvoir. Ce qu'il a de beau dans La fille de nulle part (déjà sensible dans A l'aventure), c'est la manière dont les personnages parviennent à s'abstraire d'une relation pourrie par l'argent. L'amitié que Dora porte à Michel est « gratuite » et sincère. Cette quête d'une relation « vraie » entre un homme et une femme et l'espoir que cet « amour » puisse perdurer pour l'éternité (même si Brisseau ne se fait pas d'illusions) a quelque chose de très émouvant.
Le cinéaste semble avoir atteint une sorte de sérénité et de sagesse. Avec ce film baignant dans la musique de Mahler, il livre un beau mélodrame dont le « mysticisme agnostique » (j'ose l'oxymore) et l'absolue foi dans le cinéma touchent profondément...