Les horreurs de la guerre
L’ange rouge (1966) de Yasuzo Masumura avec Ayako Wakao
Pendant longtemps, le cinéma japonais a été réduit aux trois grands « classiques » (Mizoguchi, Ozu et Kurosawa auxquels les plus généreux ajoutaient le nom de Naruse), à quelques personnalités de la Nouvelle Vague nippone (Oshima, Imamura) et à quelques électrons libres assurant la relève (Kitano). Or depuis quelques temps, on redécouvre des pans entiers jusqu’alors ignorés de cette cinématographie : auteurs contestataires (Yoshida, Wakamatsu que je vais pouvoir –enfin !- découvrir), artisans parvenant à imprimer un style dans le cadre du cinéma de genre (voir les francs-tireurs du « pinku ega » comme Tanaka ou Kumashiro), formalistes et novateurs en tout genre (le grand Suzuki)…
Parmi ces découvertes récentes, il ne faut pas oublier Yasuzo Masumura, assistant de Mizoguchi qui fit ses premiers pas au moment des débuts de cette fameuse « Nouvelle Vague » japonaise. Le cinéaste a réalisé une vingtaine de films dont certains, passionnants, ont déjà été diffusés sur les chaînes câblées (que ce soit La bête aveugle ou le très beau Passion). Il est toujours question chez lui de désir, d’absolu et des liens ténus qui enchaînent l’amour à la mort.
L’ange rouge exacerbe cette vision passionnelle des rapports humains en se plaçant sur le terrain du film de guerre.
En 1939, la guerre fait rage entre la Chine et le Japon. L’infirmière Sakura est envoyée sur le front de Mandchourie pour secourir les blessés. Les soins qu’elle va prodiguer à certains rescapés de la boucherie vont parfois dépasser le simple cadre médical…
Il ne fait aucun doute que Masumura joue frontalement du potentiel érotique de sa belle infirmière. Mais son film ne dévie jamais vers le scabreux ou les clichés relatifs aux jeunes femmes séduisantes confinées dans des territoires (le camp de blessés) essentiellement masculins. Sakura est, comme le titre du film l’indique, une sorte d’ange venue ici pour apaiser les douleurs et offrir à ceux qui n’ont plus rien (la plupart sont atrocement mutilés) un peu de tendresse et de douceur (elle rappelle par certains aspects la lumineuse infirmière de Johnny got his gun de Trumbo).
Face à la situation extrême où les personnages se trouvent (le champ de bataille), elle est le contrepoint idéal aux horreurs de la guerre et permet au cinéaste d’explorer en profondeur les pulsions les plus contradictoires et les plus violentes qui habitent l’être humain.
Dans un premier temps, L’ange rouge est un tableau assez hallucinant et dantesque de l’horreur absolue de la guerre. Pour ma part, je n’avais jamais vu une fiction traduisant de manière aussi pénétrante et forte ce spectacle du désastre. Masumura filme avec une crudité inouïe les corps entassés, blessés, mutilés et ces hommes se tordant de douleur dans de sanglants charniers. Parallèlement à ces visions de désolation, de cadavres et de cris ; le cinéaste insiste sur les conditions de travail déplorables des médecins et infirmières : amputations sans anesthésie, blessés laissés à l’abandon, conditions d’hygiène déplorable.
L’ange rouge est d’abord un long cri contre la connerie militariste (profitons-en pour glavioter au passage sur le cadavre du tortionnaire Bigeard !) et l’absurdité d’une guerre qui pousse certains des soldats à laisser leurs plaies s’infecter, à espérer une amputation plutôt qu’un retour au front.
La mise en scène expressionniste de Masumura est assez impressionnante (ah ! cette corbeille remplie de membres humains) et elle contraste avec le côté très « graphique » qu’il va imprimer lors des scènes plus intimes. Car au spectacle permanent de la mort, Masumura oppose celui du désir, de l’empathie et de l’amour. Là encore, les pulsions les plus bestiales (Sakura se fait violer au début du film) voisinent avec des sentiment très forts que le cinéaste traduit dans des séquences admirablement cadrées (on pense parfois à la séquence d’ouverture d’Hiroshima mon amour) ou les renversements brutaux d’axe semblent à chaque fois ouvrir de nouvelles perspectives chez les personnages dont le spectateur épouse le point de vue (que ce soit celui de cette infirmière lumineuse qui va jusqu’à l’abnégation la plus totale pour soulager les victimes ou celui de ce médecin désabusé qui ne supporte ces horreurs que grâce à la morphine et qui illustre à merveille le mot de Céline dans le Voyage au bout de la nuit : « la guerre ne passait pas »).
S’il fallait faire une petite réserve, nous dirions que le film s’étend un peu trop longuement (à la fin) sur les manœuvres militaires et que l’aspect guerrier n’est pas celui que nous préférons.
Il s’agit néanmoins d’une œuvre souvent impressionnante par la manière qu’elle a de mettre à nu les ressorts les plus complexes de la nature humaine quand les pulsions sont exacerbées par des situations extrêmes.
Selon la formule consacrée, Masumura est un auteur à (re)découvrir de toute urgence…