Les livres d'heures de Paradjanov
Coffret Paradjanov (4 DVD) (Editions Montparnasse)
- Les chevaux de feu (1964)
- Sayat Nova (1968)
- La légende de la forteresse de Souram (1985)
- Achik Kerib, conte d'un poète amoureux (1988)
Redécouvrir aujourd'hui les quatre œuvres essentielles de Serguei Paradjanov permet de mesurer à quel point ce cinéaste atypique a inventé son propre langage cinématographique, à mille lieues du « réalisme » soviétique alors en vigueur. C'est d'ailleurs cet anticonformisme qui lui vaudra tant d'ennuis et qui finira par briser sa carrière.
Né en Géorgie de parents arméniens, le cinéaste commence par étudier le chant, la musique, la peinture avant d'entrer à l'institut d'études cinématographiques de Moscou. Après quelques films qu'il reniera par la suite, il se rend en Ukraine où il tourne en 1964 celui qui le fera découvrir en Occident : Les chevaux de feu. Si la trame du récit fait songer à une version de Roméo et Juliette dans les Carpates (les amours contrariées de deux jeunes amants dont les familles sont ennemies), Paradjanov invente un cinéma qui n'appartient qu'à lui. Passionné par les cultures locales, les rites et les cérémonials, il imprègne chaque séquence de son œuvre de chants, de légendes médiévales et même de sorcellerie. Son film est une sarabande d'un lyrisme échevelé où la caméra ne cesse de virevolter, de tournoyer autour des personnages et d'emporter le spectateur dans un tourbillon d'émotions et d'images stupéfiantes. Il y a du derviche tourneur chez Paradjanov : un mélange extraordinaire de chants, de musiques, d'énergie et de mysticisme archaïque.
Peu sensibles à la beauté de son poème d'amour fou, les autorités soviétiques voient d'un mauvais œil ce cinéaste qui refuse de doubler son film en russe (Les chevaux de feu a été tourné en ukrainien et en dialecte local : le Gutsul). Il est arrêté en 1968 pour « nationalisme ukrainien ».
Après une brève incarcération, il quitte l'Ukraine pour rejoindre l'Arménie où il tourne en 1969 Sayat Nova (La couleur de la grenade). Profondément pétri de culture arménienne, le cinéaste relate ici la destinée de Sayat Nova, poète du 18ème siècle. S'appuyant sur les épisodes clés de la vie du troubadour (son enfance, ses amours contrariées avec une souveraine, son entrée au monastère, sa mort...), Paradjanov refuse néanmoins les conventions du cinéma narratif et compose son film comme une succession de « tableaux vivants ». Sayat Nova est une splendeur visuelle où le cinéaste s'inspire des miniatures du Moyen-Âge et de la poésie arménienne pour élaborer chacune de ses images. Si le spectateur occidental peut parfois se sentir un brin dérouté dans cette forêt de symboles, il est en revanche conquis par la beauté de ces enluminures qui évoquent autant les icônes orthodoxes que certains collages surréalistes.
Cette fois, le film est totalement interdit et mutilé par la censure. On reproche à Paradjanov son formalisme, son « culte du passé » et son « antisoviétisme latent ». En 1973, il est condamné à la prison pour de multiples raisons incongrues (« trafic d'icônes », « homosexualité », « incitation au suicide », etc.) et n'en sortira que quatre ans plus tard grâce aux nombreuses protestations du monde de l'art (Aragon, Buñuel, Godard, Truffaut...). Mais il ne pourra recommencer à tourner qu'au milieu des années 80, lorsque le régime s'assouplit avec l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev.
En 1985, c'est d'une légende géorgienne qu'il s'inspire pour tourner La légende de la forteresse de Souram. Composé de plans fixes magnifiquement agencés, ce film hiératique raconte comment un jeune homme devra se sacrifier et être emmuré vivant dans une forteresse afin qu'elle ne s'effondre plus et qu'elle puisse empêcher les invasions. Une fois de plus chez Paradjanov, le folklore et les légendes ancestrales permettent de représenter symboliquement un geste de résistance à l'oppression.
En 1988, il dédie à Andrei Tarkovski (autre grand cinéaste persécuté par le régime soviétique) son dernier film Achik Kerib, conte d'un poète amoureux. Pour conquérir la main de la fille d'un riche marchand, le poète désargenté Achik Kerib aura mille jours et mille nuits pour faire fortune. Adapté d'une nouvelle de Lermontov, ce conte oriental s'avère beaucoup plus optimiste que les précédentes fables de l'auteur. Il s'imprègne ici des mythes persans pour composer des tableaux chatoyants et enjoués.
Paradjanov meurt en 1990 à Erevan. Désormais considéré comme le grand cinéaste national en Arménie (un musée lui est dédié), il est l'un des rares artistes du 7ème art à avoir inventé sa propre grammaire cinématographique en puisant dans les traditions et cultures locales (arméniennes, bien entendu, mais également ukrainiennes, géorgiennes...). Singuliers, ses films peuvent déconcerter dans la mesure où le cinéaste refuse ostensiblement la narration classique au profit de visions d'une fulgurante beauté. Mais si on accepte l'idée qu'un cinéma de « poésie » puisse aussi avoir sa place au côté du « cinéma en prose » que l'on consomme quotidiennement, l’œuvre mystique et exubérante de Paradjanov est un pur éblouissement...