Michael Cimino : Les voix perdues de l'Amérique (2013) de Jean-Baptiste Thoret. (Editions Flammarion. Collection : Pop culture. 2013) Sortie le 9 octobre 2013

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Si nous étions dans la meilleure émission télévisée consacrée au cinéma (Blow up sur Arte), nous commencerions volontiers cette note par une question du type : « Michael Cimino, qu'est-ce que c'est ? »

Eh bien Michael Cimino, c'est sept films en près de 25 ans et un silence qui dure depuis plus de 15 ans.

C'est un premier film tourné en 1974 avec la plus grande star de l'époque : Clint Eastwood (Le canardeur)

C'est la reconnaissance de ses pairs (5 oscars dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur) et du public en 1978 avec Voyage au bout de l'enfer.

C'est la catastrophe financière de La porte du paradis, chef-d’œuvre maudit et sacrifié par les studios.

C'est un grand film controversé qui fit pleuvoir les accusations de racisme sur les épaules du cinéaste (L'année du dragon)

C'est une grosse erreur de casting (Christophe Lambert dans Le sicilien), un remake d'un film de William Wyler (Desperate hours) et un dernier film apaisé que je n'ai toujours pas vu (Sunchaser).

 

Jean-Baptiste Thoret, quant à lui, est sans doute actuellement l'un des meilleurs spécialistes du cinéma américain récent (du « nouvel Hollywood » à nos jours). Il a déjà signé quelques ouvrages de référence sur Le cinéma américain des années 70 ou le Road Movie, USA (avec Bernard Benoliel). Pour aborder la personnalité de Michael Cimino, il adopte une méthode originale. Il ne s'agit ni d'une monographie classique (à la manière du Godard d'Antoine de Baecque) ni d'une traditionnelle analyse critique et chronologique de l’œuvre du cinéaste.

Il s'agit d'abord d'une rencontre et d'un voyage. En 2010, Thoret rencontre Cimino pour réaliser une sorte de profile à la française qui sera publié en 2011 dans Les cahiers du cinéma. Les deux hommes décident de poursuivre la conversation mais sur la route. Le cinéaste invite le critique à un voyage de la Californie aux montagnes du Colorado en passant par le Nevada (malgré l'horreur légitime que Las Vegas inspire à un cinéaste de goût comme Cimino) et l'Utah.

 

Michael Cimino : Les voix perdues de l'Amérique est d'abord un « road-movie » où le critique respire les grands espaces américains et s'imprègne de ces paysages pour retrouver l'essence des films de Cimino. Cette route lui permet également de trouver la forme originale de son livre, à la fois récit de voyage, entretiens à bâtons rompus avec le cinéaste et succession d'analyses critiques d'une richesse et d'une précision rares.

 

Le résultat est un portrait contrasté et vivant d'un des plus grands cinéastes américains d'aujourd'hui. Cimino, qui ne parle pas de son enfance et de ses origines, évoque à un moment donné et avec une grande justesse toutes les nuances de gris sur la palette qui va du blanc au noir. Cette ambiguïté fondamentale (et que beaucoup reprocheront à Cimino qui sera successivement traité de nationaliste, de raciste ou de marxiste!) qui fait la puissance de son cinéma est parfaitement rendue par le portrait qu'en fait Thoret. Chez Cimino cohabite sans arrêt l'aristocrate et le cow-boy ; l'homme cultivé qui confie son goût pour l'architecture de Frank Lloyd Wright, la littérature russe de Tolstoï et Pouchkine, le cinéma de John Ford et Visconti mais également l'homme du peuple amoureux des montagnes, des grands espaces, des rituels qui scandent la vie de l'homme américain et du petit peuple.

Thoret parvient à définir parfaitement la mélancolie du cinéma de Cimino qui baigne dans la nostalgie d'une Amérique où les communautés humaines parvenaient à conserver leurs singularités, leurs coutumes (les immigrants de La porte du paradis) tout en composant un peuple unique. Le critique montre également la part de rêve à laquelle s'adosse cette utopie qui se délite sans arrêt dans les films du cinéaste (le choc du Vietnam dans Voyage au bout de l'enfer, la violence contre les colons originaires de l'Europe de l'Est dans La porte du paradis...).

 

L'analyse des films que propose Thoret est à la fois pointue et accessible dans la mesure où il ne se lance pas sur le terrain de l'exégèse absconse et se tient toujours au plus près des films. La longue partie qu'il consacre au décryptage de Voyage au bout de l'enfer est en tout point remarquable. Plus généralement, il parvient parfaitement à traduire la teneur d'un cinéma qui ne cherche jamais à copier les maîtres (même si Thoret dévoile avec justesse les liens existants entre le cinéma de Cimino et celui de Ford) et qui puise ses richesses en inventant sa propre forme, mélange d'attention maniaque aux moindres détails, de romanesque venu de la littérature russe et un certain lyrisme opératique.

 

Outre l'examen particulièrement fin de l’œuvre (sans d'ailleurs sombrer dans la flagornerie, Thoret se montrant plutôt réservé sur Le Sicilien et même Desperate hours que, pour ma part, j'aime bien), le livre permet de revenir sur des parties moins connues de la carrière de Cimino : ses débuts comme scénariste pour un film de science-fiction signé Douglas Trumbull (Silent running) et pour le deuxième volet des aventures de l'inspecteur Harry (Magnum force) réalisé par le tâcheron Ted Post. Cimino écrivit également un film sur la vie de Janis Joplin. Mais lorsque les producteurs lui imposèrent Bette Midler, il fut dépossédé du projet. La comédienne imposera de son côté que toutes les références à la rockeuse soient enlevées et c'est Mark Ryddle qui réalisera The rose où Cimino ne sera pas crédité au générique.

 

Cette mésaventure nous conduit à tous les projets que le cinéaste a eu pour le cinéma (il travailla également pour la comédie musicale Footloose avant d'être remercié par les producteurs) et qu'il ne put mener à bien, que ce soit une nouvelle adaptation de The Fountainhead d'Ayn Rand qui deviendra au cinéma Le rebelle de King Vidor (avec Gary Cooper) ou une adaptation cinématographique de La condition humaine de Malraux.

 

Tous ces projets restés lettre morte sont assez frustrants pour le lecteur qui rêve de les voir un jour se concrétiser. Mais par chance, Cimino ne semble jamais amer ou aigri. Il lui arrive de lancer quelques piques (Avatar, par exemple) mais sans ressentiment. Avec toujours une certaine foi dans l'avenir qui laisse planer tous les espoirs de le revoir un jour sur nos écrans.

 

Pour l'heure, ce très beau livre de Thoret nous donne une envie de folle de revoir tous les films de Michael Cimino...

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