Les vestiges d'un monde disparu
L’étrange affaire Angélica (2010) de Manoel de Oliveira avec Ricardo Trêpa, Leonor Silveira, Luis Miguel Cintra
Contrairement à une certaine frange de la critique institutionnelle, je ne suis pas un inconditionnel du cinéma de Manoel de Oliveira. J’ai aimé certains de ses films, je considère Le val Abraham comme son chef-d’œuvre et certains m’ont ennuyé à mourir (je pense à Party, par exemple). Depuis quelques années, j’ai du mal à suivre son œuvre : les films n’étant plus programmés en province (c’est ainsi que j’ai manqué Singularité de la jeune fille blonde) ou de manière sporadique. Le seul que j’aie pu voir depuis 10 ans est Belle toujours qui m’avait d’ailleurs beaucoup séduit (on se souvient qu’il s’agissait d’une sorte de suite au Belle de jour de Buñuel).
C’est donc avec une véritable curiosité que je suis allé découvrir son dernier opus (faut-il encore insister sur le fait que Manoel de Oliveira va avoir 103 ans cette année ?) : L’étrange affaire Angélica.
En deux mots, le film raconte l’histoire d’Isaac, un photographe appelé en pleine nuit par une riche famille de notables pour prendre quelques clichés d’une jeune femme venant de mourir. Au moment où il prend les photos, le visage de la belle Angélica semble s’animer et Isaac va désormais vivre avec ce fantôme qui ne cessera plus de le hanter…
Ce qui m’agaçait dans certains films de Manoel de Oliveira (Le couvent, Party…), c’était leur côté très bavard qui finissait par devenir pénible. En revanche, ce que j’admire chez lui, c’est son sens de la mise en scène. Le grand cinéaste lusitanien est sans doute le dernier a filmé comme au temps du muet : le cadre est magnifique, d’une grande rigueur et les plans toujours très vivants malgré leur frontalité (travail minutieux sur la profondeur de champ, la lumière –c’est une fumée de cigarette qui semble soudainement éclairer un bouquet de fleurs-, les entrées et sorties de champ…). Dans L’étrange affaire Angélica, Oliveira réduit les passages dialogués (mis à part une longue discussion à table assez drôle avec des ingénieurs) et parvient à créer une atmosphère mystérieuse et envoûtante, souvent aux confins du fantastique.
Avec trois fois rien (un air de Chopin, des ambiances nocturnes, des effets spéciaux archaïques qui renvoient aux origines du cinéma), il arrive à renouer avec la grande tradition des films de fantômes et des personnages hantés par une image (ô Laura, ô L’aventure de madame Muir…- toutes proportions gardées quand même-). Angélica finit par apparaître dans les rêves d’Isaac et l’emporter au-delà du monde et de ses contingences matérielles.
La force de L’étrange affaire Angélica est d’être un film totalement intemporel : à la fois ancré dans le présent (que ce soit lors de discussions sur la crise économique et la pollution mondiale, mais également par la manière dont le cinéaste laisse parfois durer ses plans pour capter une « réalité » immédiate, comme lorsque ce petit chat contemple intensément la cage d’un oiseau) et semblant surgir d’époques immémoriales (le cinéma muet mais le film fait également songer à certaines nouvelles de Villiers de L’Isle-Adam).
Dès lors, le film peut se voir comme une métaphore sur le cinéma en général. Par la seule grâce de l’image (même si elle est « photographique »), Isaac parvient à redonner vie à une jeune femme. De la même manière, le photographe s’intéresse à enregistrer les gestes de bêcheurs qui travaillent « à l’ancienne ». Ce qui intéresse le cinéaste, c’est d’enregistrer les vestiges d’un monde en train de disparaître, de faire revenir les fantômes avant qu’ils ne s’évanouissent définitivement.
Il y a quelque chose d’à la fois profondément romantique dans le film (j’avoue que les passages oniriques, malgré leur grande « naïveté », m’ont beaucoup touché) mais également de malicieux et de détaché.
Comme dans Belle toujours, Oliveira filme pour appréhender sa propre mort. Il fait preuve d’humour, de fantaisie et l’on finit même par songer à la fin du Ciel peut attendre de Lubitsch : la mort n’est pas envisagée comme une fin tragique mais elle est symbolisée tout simplement par une jolie jeune femme souriante qui vient vous enlever.
Et en attendant ce dernier souffle, il se contente de regarder le monde et son mystère avec le même émerveillement : un sourire, un visage, des rues sous la pluie, des paysans dans leur champ…
Le reste n’est que littérature…